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Une journée dans un refuge pour femmes

Le syndrome de choc post-traumatique, ça ne touche pas juste les soldats.

Par
Camille Dauphinais-Pelletier
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Pour mieux comprendre l’itinérance au féminin, on a été faire un tour dans les locaux de l’organisme La rue des Femmes. On y a appris que l’itinérance chez les femmes, c’était bien souvent le résultat d’une longue série de traumatismes vécus depuis la plus tendre enfance…

Ginette a grandi à Montréal, dans le Faubourg à m’lasse, et quand elle en parle, ses yeux s’illuminent. Elle se rappelle encore l’esprit de communauté qui régnait là-bas, les feux d’artifices visibles de chez elle, la chasse aux couleuvres sur le bord du Saint-Laurent, les pique-niques sur l’île Sainte-Hélène.

Mais aussi toute une panoplie de choses très sombres. Pendant une longue partie de son enfance, elle a été violentée et abusée par des membres de sa famille. Avec ses 9 enfants et sa mince marge de manœuvre, sa mère ne pouvait pas faire grand-chose pour la protéger, donc Ginette endurait.

«Ma fille a eu ses enfants beaucoup trop jeune. C’est moi qui m’en suis occupée, et avec le temps, j’ai fini par devoir trop d’argent pour mon logement, et j’ai été expulsée.»

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Malgré ce départ difficile, elle a longtemps réussi à se maintenir la tête hors de l’eau. Elle a vécu en HLM pendant 20 ans, et a eu une fille.

C’est justement quand celle-ci a eu 16 ans et son premier enfant que tout a basculé. L’adolescente n’a pas été capable de s’en occuper seule, et a sollicité l’aide de Ginette. Avant d’atteindre l’âge de 25 ans, elle avait eu quatre autres bébés. « Ma fille a eu ses enfants beaucoup trop jeune. C’est moi qui m’en suis occupée, et avec le temps, j’ai fini par devoir trop d’argent pour mon logement, et j’ai été expulsée », raconte Ginette aujourd’hui.

C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée à la rue. S’en sont suivi neuf longues années d’itinérance, neuf années « à la merci des gens », comme elle dit. « Tu vis le mépris des gens, on te juge constamment. C’est un cercle vicieux, parce que plus on te méprise, plus ton estime personnelle diminue », explique-t-elle.

Un jour, sa cousine lui a recommandé d’aller faire un tour à La rue des Femmes, au centre-ville sur la rue Jeanne-Mance. Ginette a fréquenté l’organisme sporadiquement pendant plusieurs années, jusqu’au jour où elle a décidé d’y entamer sérieusement une démarche thérapeutique.

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« Une chance que je suis arrivée ici, j’étais à moitié morte. J’ai commencé une thérapie en santé relationnelle, et c’est ce qui m’a permis de me comprendre. Toute ma vie, j’ai été abusée, et je me suis laissée être abusée. Je n’ai pas appris à prendre ma place », réalise-t-elle.

De la même façon, la thérapie l’a amenée à comprendre les blessures vécues par ses parents, ce qui lui a permis de mieux s’expliquer leur comportement. « C’est héréditaire, la souffrance. Et ce n’est pas juste chez les pauvres, c’est partout. »

Aujourd’hui, Ginette a la soixantaine passée, et elle ne fait pas son âge. Elle est souriante, parle affectueusement de ses petites-filles, participe à plusieurs activités offertes à La rue des Femmes, comme les ateliers de photo ou la chorale.

Grâce au soutien qu’elle a reçu, sa dette est maintenant payée, et elle a réussi à se retrouver une place en HLM. Elle a repris le contrôle sur sa vie.

Un point en commun

Presque toutes les personnes qui se retrouvent à La rue des Femmes ont un point en commun : elles ont vécu des violences dès la tendre enfance.

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« Quand on comprend qu’elles vivent avec un syndrome de choc post-traumatique chronique, on ne regarde plus ces femmes de la même façon. On ne se concentre plus sur leur diagnostic de santé mentale ou leur problème de toxicomanie : on regarde leur histoire », explique Suzanne Bourret, directrice clinique pour l’organisme.

« La violence perpétrée dès la tendre enfance, c’est la raison principale pour laquelle les femmes arrivent ici. Oui, le manque de logements et la pauvreté, il faut en tenir compte. Mais ce qu’on voit surtout, c’est de la violence extrême, de l’inceste, des tentatives de meurtre sur les enfants, de la prostitution à 10 ans, de l’exposition à la drogue ou à l’alcool trop tôt… »

Presque toutes les personnes qui se retrouvent à La rue des Femmes ont un point en commun : elles ont vécu des violences dès la tendre enfance.

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Un tel départ dans la vie affecte évidemment le développement de relations avec les autres, ce qui a des impacts sur la vie affective, familiale et aussi sur les interactions sur le marché du travail. Pour continuer à avancer, les femmes développent des mécanismes de défense, notamment en consommant de l’alcool ou de la drogue. Un autre symptôme courant : elles peuvent avoir tendance à devenir paranoïaques (au point de n’être plus capables de sortir pour aller rencontrer un agent d’aide sociale, ce qui est pas mal embêtant).

La clé de la guérison s’obtient en commençant par nommer sa souffrance, souligne Mme Bourret. « Quand les femmes comprennent leur histoire de vie, elles se déculpabilisent et reprennent du pouvoir sur leur vie. Elles se rendent compte qu’elles n’étaient pas fautives : elles ont vécu de grands chocs et de graves blessures, et personne n’a été là pour les aider. »

Évidemment, ça ne se fait pas du jour au lendemain, et il peut être très dur de s’ouvrir sur des événements si souffrants et profondément enfouis en soi. « Les femmes se dévoilent à leur rythme. Ce ne sera pas nécessairement par la parole, ça peut être par l’art-thérapie », poursuit la directrice. L’organisme offre donc entre autres des ateliers de peinture ou de couture pour aider les femmes à cheminer.

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Il faut dire que l’accès aux soins de santé gouvernementaux n’est pas évident pour les femmes qui se retrouvent dans cette situation. « Beaucoup ne comprennent pas la notion de stress post-traumatique, et n’ont pas le temps ou la volonté de donner des soins », souligne Mme Bourret. « Pourtant, elles ont toutes besoin de soins. Et ça, ce n’est pas encore dans la vision du Québec. On se préoccupe des besoins de base comme le logement ou la nourriture, et c’est bien, mais finalement, c’est beaucoup plus profond. Si on aide ces femmes à retrouver leurs capacités relationnelles, leur estime d’elles-mêmes, elles pourront redevenir un être à part entière dans la société. »

Une itinérance invisible

On a souvent l’impression qu’il y a plus d’hommes que de femmes en état d’itinérance. Selon Mme Bourret, c’est parce que la rue est tellement dangereuse pour les femmes que l’une de leurs stratégies de survie est de devenir carrément invisibles.

« Elles cherchent à bien s’habiller pour passer inaperçues. Une femme toute seule en état d’itinérance est très vulnérables aux prédateurs et aux pimps. Elles vont tout faire pour ne pas être dans la rue, par exemple aller dormir chez des hommes en étant obligées de donner des services sexuels en échange, ce qui est de l’exploitation sexuelle. Un très grand nombre d’entre elles sont énormément battues. Elles font du couchsurfing chez des amis, passent la nuit dans l’autobus ou dans un restaurant ouvert toute la nuit où elles sont tolérées », décrit-elle.

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C’est ce qui fait que les femmes itinérantes ne sont pas représentées de façon fiable dans les divers recensements. « La vie dans la rue est plus difficile pour les femmes que pour les hommes, ne serait-ce qu’au niveau de l’exploitation sexuelle. Une femme, c’est moins fort physiquement, donc la violence s’exerce sur elles de façon plus brutale, même si les hommes se battent aussi », affirme celle qui a reçu 1014 femmes l’an dernier dans les locaux de l’organisme.

*

Dans le tout premier numéro du magazine Soi(s), publié par La rue des Femmes cet été, on retrouve des témoignages écrits, des poèmes et des œuvres des usagères de la maison. Ginette y a publié 10 photos en couleur, sur lesquelles figurent des fleurs, des arbres, des oiseaux. « Tu regarderas bien mes trois flamants roses ! » nous a-t-elle lancé avec un clin d’œil avant de quitter l’entrevue.

Ces trois flamants, ce sont trois volutes formées par les pétales d’une fleur rose, photographiée en très gros plan.

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Se servir de son esprit pour choisir de voir du beau dans ce qui nous entoure. Avec le temps, y a vraiment quelque chose que Ginette a compris, et qui l’aide à cheminer dans le terrain miné de sa vie…