On me dit souvent : « Ghislain, t’as tellement pas l’air stressé dans la vie ». Pour moi, le stress, c’est quelque chose de brutal. T’sais, le stress qui s’empare de toi parce que tu ne sais pas si tu vas être encore vivant dans 10 minutes ? Là, tu peux stresser. Je le sais, parce que je l’ai vécu.
Été 2009 : je suis à Churchill, au Manitoba, à environ 100 kilomètres de la frontière avec le Nunavut. La ville s’autoproclame la capitale mondiale de l’ours polaire. Ce n’est pas compliqué, les gens laissent les voitures débarrées dans le village afin de donner un refuge à tout le monde, juste au cas.
Je suis géographe et je vais alors étudier les oiseaux et les lacs au royaume de l’ours polaire. La job de rêve, quoi. Je suis habitué à travailler dans le Nord. Je traîne toujours mon fusil, question de sécurité. Sauf que, à ce moment-là, je ne connais pas bien Churchill encore.
« Regardez autour de vous aux deux minutes, les gars. Ici, c’est pas comme dans le Nord : il y a des arbustes. Les ours, on ne les voit pas venir et, tout d’un coup, ils sont sur vous. Vos fusils, gardez-les toujours chargés. C’est pas une joke. »
Ça, c’était le conseil de la dame qui nous accueillait, mon collègue allemand et moi.
Trente minutes plus tard, on gonflait notre petit Zodiac pour notre première escapade sur un lac.
— On apporte le fusil avec nous ?
— Un fusil dans notre petit Zodiac ? On va être tout pognés ; le fusil va prendre l’eau et être plein de bouette. Et, en plus, c’est tellement pas sécuritaire de tirer à partir d’une embarcation.
— Ouin, c’est vrai… On va le laisser sur la rive, chargé, juste au cas où il faudrait revenir le récupérer rapidement.
On est donc partis. Un petit cinq minutes à ramer pour se rendre au centre du lac ; à jaser de la dame qui capotait sur les ours ; à espérer qu’on allait pouvoir en voir un ; à parler de notre plan de la journée.
Arrivé au milieu du lac, le travail a commencé.
C’est sûr qu’il s’est écoulé plus de deux minutes, et moi, je n’ai jamais levé les yeux comme la dame m’avait conseillé.
C’est là que j’ai vu la face de mon collègue s’allonger et que je l’ai entendu murmurer : « Ghislain… Un ours polaire ». Je me suis retourné tranquillement pour voir, en effet, un ours polaire sur le bord du lac.
Yes ! Mon premier ours de l’été ! C’était comme sur une carte postale, sauf que l’ours était vraiment proche. Il se trouvait à 15 mètres de nous et il nous fixait, immobile. Bien intéressé par le fait que le vent faisait dériver notre embarcation vers lui.
Étonnamment en contrôle, on a tranquillement pris nos petites rames de plastique et on s’est mis à ramer dans la direction opposée, soit vers notre fusil laissé sur la rive. Aucun geste brusque ; on voulait se la jouer cool, du genre : « Ça ne nous dérange pas que tu sois là, l’ours, c’est juste qu’on a fini notre job ».
C’est à ce moment-là que le contrôle a pris le bord, qu’on s’est mis à pagayer en malade et que mon collègue allemand a lâché un gros « tabarnak ! »
Mais l’ours polaire n’était pas con, et il a vite compris que son lunch était en train de s’éloigner. Il a aussitôt sauté dans l’eau et s’est mis à nager vers nous. Je vous invite à aller voir sur YouTube : ça nage vite en maudit, un ours polaire.
C’est à ce moment-là que le contrôle a pris le bord, qu’on s’est mis à pagayer en malade et que mon collègue allemand a lâché un gros « tabarnak ! » J’aurais pas pu mieux dire.
Les 10 secondes qui ont suivi se sont déroulées comme un film tourné au ralenti à 250 images par seconde : tout est tellement précis.
J’ai d’abord pensé aux moyens de défense qui s’offraient à nous contre un ours polaire au milieu d’un lac. Ça n’a pas été long : un Zodiac, ça ne nous protège pas pantoute ; en plus, ça n’avance vraiment pas assez vite ; une rame en plastique pour nous défendre, ça ne sert à rien ; pis merde, l’ours est rendu à cinq mètres de nous.
À ce moment-là, je me suis demandé si je préférais mourir éventré ou noyé. Je me suis ensuite demandé qui l’ours allait choisir en premier. J’ai aussi eu le temps de me dire que c’est le genre de mort qui me collait bien à la peau, un tantinet improbable et absurde, même si je m’attendais à ce que ça arrive un peu plus tard.
On a vite compris que la fuite nous mènerait vraisemblablement vers la mort. On a donc cessé de ramer et usé de la seule arme en notre possession : la distraction. Sans un mot, mais avec l’énergie du désespoir, on a lancé le contenu de nos sacs à gauche et à droite : des manteaux, des chaussettes, des livres, un lecteur MP3 et les sacs.
Et l’espoir est finalement revenu quand on a vu l’ours dévier de sa trajectoire pour aller mâcher nos chandails, se battre avec nos bas et tenter de se mêler dans mes écouteurs. Ce détour nous a permis de regagner la rive… et de retrouver notre fusil.
L’ours a joué quelques dizaines de secondes avec nos effets abandonnés, puis il est reparti tout bêtement d’où il venait, complètement désintéressé par nous — comme si nos vêtements ou ma dernière playlist ne l’avaient pas convaincu.
Il devait être 10 h 30, mais on a décidé que la journée était terminée. Le stress, le vrai, c’est puissant. Pendant les quelques minutes que ça aura duré, mon cerveau roulait à 100 miles à l’heure et l’adrénaline me donnait une force infinie.
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