Phénomène bien vivant de la francophonie numérique, Jourdan Thibodeaux débarque au Québec avec, dans la voix, l’accent chantant de la Louisiane profonde. Depuis trois ans, ce conteur né fait rire, émeut et instruit des centaines de milliers d’abonnés en partageant les recettes de sa grand-mère, les souvenirs humides du bayou et les virées à la chasse aux cocodries – les alligators, comme on dit dans son coin de pays.
Mais, au-delà des anecdotes et des mélodies en bouche, c’est tout un pan de culture cadienne qu’il ramène à la surface. Une culture qu’on croit cousine, familière de loin, mais qu’on ne connaît souvent que par les balades de Zachary Richard ou quelques paragraphes fanés dans nos manuels scolaires.
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Violoniste, chanteur, porte-drapeau d’un héritage vivant, Jourdan est aussi l’une des têtes d’affiche du Festival Chants de Vielles, à Saint-Antoine-sur-Richelieu. Un village coquet de la Montérégie qui, le temps de quelques jours, troque sa quiétude bucolique contre un joyeux chaos de violoneux, de campeurs, de cornemuses et de bocks de bière descendus par des barbus en sandales.
Le casse-croûte roule à plein régime, les rues s’improvisent piétonnes et même le petit cimetière n’échappe pas aux tentes plantées à la sauvette.
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J’avoue : c’est mon premier festival trad’, et j’ai l’impression d’avoir traversé un portail. Des fedoras en paille, des ceintures fléchées, des pieds nus qui battent la mesure, des Bretons et des instruments dont j’ignore le nom. Une vielle, peut-être? Pas de posers. Pas d’attitude. Juste des gens heureux de taper des mains et de chanter ensemble, loin des regards des grandes villes.
On dirait un souvenir d’enfance… que je n’ai pourtant jamais vécu.
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Je devais rejoindre mon invité vers 17h30 pour notre entrevue. Une heure plus tard, je tourne encore autour du site en interrogeant les bénévoles : « Vous avez vu un Louisianais avec des dreads? ».
À 19h13, enfin, un texto : « Désolé. J’ai pas vu ces texts. J’s’ra là en 20 minute. »
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N’était-il pas censé jouer à 19h30? Apparemment, non. Changement de programme de dernière minute : la pluie a tout décalé, et le spectacle est déplacé dans l’église du village, transformée pour l’occasion en salle de concert tropicale.
Avant que Jourdan et les Rodaîlleurs, littéralement « ceux qui voyagent », son groupe de tournée depuis 2018 — prennent la scène, une formation bien de chez nous fait monter la température. Chansons de Charlevoix à répondre, claquements de cuillères, ambiance de Soirée canadienne dans une église bondée à 40 degrés.
Crisse, le Québec existe encore.
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J’en profite pour lui poser quelques questions, à la bonne franquette, assis sur les marches du lieu saint. À 39 ans, les bottes en alligator, la chemise entrouverte, clope au bec, dégaine assurée, il exsude un charisme sans vernis ni prétention.
Mais, dans un lieu aussi achalandé, l’intimité est relative. Poignées de main, accolades, félicitations, selfies : les interruptions s’enchaînent.
Chez certains créateurs, il y a ce magnétisme immédiat. Qu’on l’ait croisé une fois dans son fil TikTok ou qu’on le suive au quotidien, on a l’impression de le connaître depuis toujours. Peut-être est-ce ça qu’il dégage : une chaleur simple, une familiarité sans calcul, qui met les gens à l’aise.
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« C’est pas toujours comme ça… mais souvent, ouais », dit-il, presque gêné de l’attention qu’il suscite.
Sa communauté, elle, déborde largement des bayous. Francophones d’Europe, d’Afrique, du Québec, partout où il passe, on l’aborde comme un vieux chum.
« Ça, c’est vraiment fou, dit-il en souriant. De voir que loin de la Louisiane, y en a qui nous respectent. Quand je regarde les vues sur mes vidéos, je me dis que la communauté peut enfin marcher la tête haute. »
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Parce qu’au départ, ses vidéos, c’était pour le fun. « C’était juste pour aider les jeunes du coin à se reconnecter avec une langue qu’on a, en grande partie, perdue. Alors, je raconte n’importe quoi pour éveiller leur curiosité. »
Il filme sans mise en scène, au fil du quotidien, avec naturel. Il parle français, tout simplement.
Depuis trois ans, il documente sa vie en ligne. Mais la musique, elle, l’accompagne depuis bien plus longtemps. Il sillonne désormais les scènes d’un bout à l’autre de la francophonie, tout en faisant rouler, entre deux concerts, une petite entreprise de cuisine cajun et créole à Le Pont Breaux : boudin, tasso, recettes d’héritage. Il loue aussi des maisons flottantes sur le marais d’Henderson, organise des soirées dansantes les fins de semaine.
Avant tout ça? Il tenait une porcherie.
« Je travaille tout le temps », dit-il, sans se plaindre.
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« Quand j’étais petit, raconte-t-il, je parlais seulement en français avec ma grand-mère, qui parlait à peine anglais. C’est elle qui m’a élevé. »
Mais, au secondaire, plus personne autour de lui ne parlait la langue. Alors, il a arrêté. Petit à petit, le français s’est effacé. Pendant des années, il l’a à peine touché.
Et puis sont arrivées ses filles : Jolie-Lucille et Esmé-Séraphine. La plus vieille a aujourd’hui quatorze ans. « J’ai su tout de suite que je voulais les élever en français. Alors, j’ai recommencé. J’étais rouillé au début. Je me suis remis à jaser avec les vieux du village, juste pour retrouver le rythme. »
Sa mère comprend le français, mais ne le parle pas vraiment. Son oncle, lui, s’accroche encore. « Mais la plupart sont plus à l’aise en anglais, maintenant. C’est comme si toute la génération de nos parents avait laissé tomber. C’est fou, quand tu y penses. »
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« Nos grands-parents se sont fait dire que ça devait s’arrêter là. Que parler français, c’était pas correct. Qu’on les comprendrait pas. Qu’ils étaient pas comme les autres », explique-t-il.
Alors, ils ont eu honte. Honte de leur parler, honte de leur accent. Ils se contentaient de jaser entre eux, à voix basse, mais jamais devant le monde. Et la langue a commencé à s’effacer, doucement, presque en s’excusant. Ils ne l’ont pas transmise à leurs enfants — pas par négligence, mais par instinct de protection. Pour éviter qu’eux aussi se fassent traiter de bêtes, de pas bons.
« Cette honte-là, on a grandi avec. Chez nous, parler français, c’était pas cool. Alors aujourd’hui, de voir des gens de partout s’intéresser à notre langue, à notre culture… c’est fou. Ça me rend fier d’appartenir à cette communauté. »
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Parce que cette fierté-là, elle n’a pas toujours brillé aussi fort. L’histoire des Cadiens en Louisiane, au 20e siècle, est d’abord celle d’un effacement lent, douloureux, presque silencieux. Et d’un retour encore fragile.
Descendants des Acadiens déportés du Canada en 1755, les Cadiens ont longtemps préservé leur langue, leur foi, leur musique et leur cuisine, nichés dans les bayous du Sud. On parlait français, on jouait du violon, on dansait le two-step sous les porches, on mijotait les recettes le dimanche, en famille, à feu doux.
Mais, à mesure que l’Amérique s’uniformisait sous la bannière de l’anglais, cette culture a été repoussée à l’ombre des cyprès. En 1921, l’État de Louisiane interdit le français dans les écoles publiques. Des enfants cadiens sont punis, humiliés, forcés de ravaler leur langue maternelle.
Pendant des décennies, l’identité cadienne s’est tue.
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« À cette époque, le système américain, c’était noir ou blanc. Mais chez nous, ça marchait pas comme ça », souligne-t-il. « Y avait toutes sortes de monde créole, toutes sortes de mix. Moi, je suis un mélange : français, espagnol, africain, autochtone. C’était normal, entre nous. Mais les Américains ont voulu décider à notre place : t’es soit blanc, soit noir. Point. »
Dans le Sud, les lois Jim Crow n’ont pas seulement marginalisé les Noirs ; elles ont aussi contribué à l’effacement du français en Louisiane. En reléguant les locuteurs francophones, notamment les Créoles de couleur et les Cadiens, à la périphérie sociale, elles ont freiné, brisé même, la transmission culturelle.
Et puis, dans les années 1960 et 1970, quelque chose s’est rallumé. Inspirés par les mouvements pour les droits civiques, des musiciens, des écrivains, des militants ont décidé de relever la tête.
De reprendre possession de cet accent étouffé par les années.
Aujourd’hui, ils seraient environ 100 000 à parler encore français en Louisiane. Mais seules quelques dizaines de milliers l’ont reçu dès l’enfance. Une langue précaire, mais toujours debout, portée à bout de souffle par ceux qui refusent de la laisser mourir.
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« Pendant longtemps, les Américains nous ont pris pour des ignorants. On disait qu’on était bêtes, parce qu’on n’avait pas fait d’études. Tout le monde était pauvre, même avec tout le pétrole qu’on a trouvé. »
Mais ce qui faisait le plus mal, c’était de passer pour un imbécile à cause de son accent.
« Notre anglais non plus n’est pas pareil. Je parle pas comme les gens du Sud. Moi, j’suis quelqu’un du marais », dit-il.
Le stigmate s’est transmis en silence. Ces familles ont grandi avec la honte. Honte de parler français, mais aussi honte de parler anglais trop différemment. Alors, ils l’ont camouflé. Ils ont modifié leur parler pour « faire américain ». Et le chant, lentement, s’est éteint.
« Moi, j’ai honte de rien. Je sais d’où je viens, et j’en suis fier », murmure-t-il, le regard baissé.
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Mais, depuis que Jourdan est devenu une figure publique, suivi par des centaines de milliers de personnes en ligne, quelque chose est en train de se briser. Une honte héréditaire, souterraine, est en cours d’extinction.
« Je veux que ma génération vive comme leurs familles vivaient avant, sans se cacher. »
À Lafayette, on l’aborde dans la rue : « Hey, comment ça va? ».
« Je leur réponds : “Ça va, et toi?”, et souvent, ils enchaînent : “Ah… that ’s all I know!” ».
Il éclate de rire.
« Mais c’est correct. Parce qu’avant mes vidéos, ils m’auraient juste dit : “Hey, how are you?”. C’est déjà un pas. Une phrase à la fois. Un mot à la fois. Même si c’est pas parfait, c’est mieux que rien. »
Il voit dans son succès une forme de pont, bancal, mais bien réel, entre les générations. « Les jeunes qui me regardent, après, ils veulent parler français. Et ils se tournent vers leurs grands-parents. »
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Et quand il met les pieds dans un endroit où le français est majoritaire, comme au Québec, que ressent-il?
« Ça me donne de la nostalgie… » Il marque une longue pause. « Ça me fait du bien, et en même temps, ça me fâche. »
Ce qu’il voit ici ravive des souvenirs : les discussions de perron d’église, le marché, les pêcheurs qui rentrent au port. « Ça me rappelle ma jeunesse. C’est cool. » Mais il sait que, chez lui, tout ça s’efface.
« Aujourd’hui, c’est difficile d’être francophone. Imagine, juste un instant, que chaque fois que tu rentres chez toi, c’est un défi de trouver quelqu’un qui te comprenne dans ta langue.
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Un pygargue à tête blanche plane au-dessus de nous vers le Richelieu.
— C’est un aigle, ça?
— Oui, le symbole des États-Unis, même!
Il descend les yeux, un sourire en coin.
— Tu sais que les États-Unis, ce n’est pas notre pays.
Il insiste, à mi-voix, presque comme s’il n’avait pas le droit de le dire plus fort : « On n’est pas des Américains. C’est comme toi : t’es Québécois, t’es pas de Vancouver. Ce n’est pas une question de langue, mais de culture. Même notre bouffe est différente. »
Et c’est ce qu’il met parfois en valeur dans ses vidéos : sauce rouille, saucisses de sanglier aux épices Comeau, écrevisses, tarte au boudin, sirop de canne à l’orange. Une cuisine de résistance enracinée dans la terre, le marais, et la mémoire.
« Notre religion est différente. Nos congés aussi. Et surtout, notre musique. Ce qu’on fait, c’est de la musique franco-louisianaise. »
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Quand il était petit, il n’y avait qu’un seul genre de musique qui tournait à la maison. « Ma grand-mère écoutait de la musique français. Sinon, de la musique campagne, mais c’était la même chose! »
Avec le temps, les étiquettes se sont multipliées. « Même la musique s’est mise à se séparer. Les Cadiens d’un bord, les Créoles de l’autre. Le dance hall, le zydeco… Des cases qu’on nous a imposées. »
Mais lui refuse de choisir. « Ce que je joue, c’est mes sentiments. Parfois, ça sonne comme une toune des années 50. Parfois, comme quelque chose d’il y a cent ans. »
« J’peux vous interrompre une seconde?, lance un jeune homme avec les mains pleines de canettes. J’suis un fan. Tenez, j’vous ai apporté des cidres. Bienvenue au Québec! »
Une heure vient de passer. Le parvis déborde. Vite, le show va commencer.
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L’offrande musicale des Louisianais, c’est un son chaud, tissé d’airs anciens et d’une énergie bien d’aujourd’hui. Mais surtout, c’est une langue chantée sans filtre, sans sous-titres. Entre les morceaux, Jourdan parle, raconte et le public l’écoute comme on boit à la source, avide et attentif, comme si chaque mot contenait un bout de territoire à sauver.
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Après le Québec, Jourdan et les Rodaîlleurs s’envoleront direction l’Allemagne, puis les Pays-Bas. Il y jouera de la musique trad’, oui, mais des chansons bien à lui.
« Chez nous, on parle comme ça, et c’est comme ça », lance-t-il sur scène. Et cette phrase résonne fort, chez tous ceux qui se sont déplacés pour l’entendre, comme un écho à leur propre accent, à leur propre façon d’exister.
Parce qu’au-delà du folklore et des refrains, il y a autre chose en lui : un combat. Jourdan défend son parler comme d’autres l’ont fait ici, jadis, à coups de fierté et de désobéissance tranquille. Et ce qu’il incarne dépasse les frontières du bayou. Ça nous concerne aussi, pour aujourd’hui, mais aussi pour ce qu’on voudra transmettre demain.
Il clame haut et fort la richesse des accents. Ces musiques de bouche qu’on a trop souvent voulu standardiser, polir, faire disparaître. Des accents qui collent aux mots comme une mémoire vivante, ou une honte inconsciente. Et s’il y a bien un peuple qui sait ce que ça veut dire, porter cette honte-là, c’est bien nous autres.
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