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Jouer dehors: est-ce que c’est un privilège?

Sans un bon manteau, vous n'aurez pas de fun à passer la journée au lac aux Castors.

Par
Laïma A. Gérald
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« Je souhaite que les nouvelles habitudes urbaines hivernales, comme le ski de fond et le patin, perdurent, tant que tout le monde peut en profiter. […] Il ne faudrait pas que tout cela crée des inégalités sociales et désavantage les populations défavorisées. ». Ce sont là les mots de Sophie Paquin, urbaniste et professeure au département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, à qui j’ai parlé pour l’article « La pandémie serait-elle en train de nous aider à apprivoiser notre nordicité? », paru la semaine dernière.

Selon l’experte, les contraintes entraînées par les mesures sanitaires en vigueur incitent bel et bien les Québécois, particulièrement les citadins, à redécouvrir les plaisirs de l’hiver. Mais la pratique de sports et de loisirs extérieurs est-elle accessible à tous? Sommes-nous tous égaux face à notre fameuse nordicité?

« Le matin en patins, le midi en ski, le soir il fait noir »

« Le matin en patins, le midi en ski, le soir il fait noir »: avec les paroles de sa chanson « Le matin en patins », c’est à croire que Gilles Vigneault avait prédit l’hiver 2021, des pistes de ski de fond dans les parcs au couvre-feu de 20h en passant par les patinoires municipales bondées.

«En tant qu’immigrants, ce n’était pas dans les priorités de mes parents de faire des sports d’hiver et d’explorer la nordicité.»

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Comme beaucoup d’autres Montréalais, la journaliste et chroniqueuse Vanessa Destiné a chaussé ses patins cet hiver. Seul petit bémol, elle ne savait pas vraiment patiner au début de la saison. « J’en ai fait pour la toute première fois de ma vie quand j’étais au secondaire, dans le cadre de mes cours d’éducation physique. Mais je te dirais qu’aujourd’hui, mes aptitudes sont très, très rudimentaires, me confie Vanessa, qui partage les étapes de ses apprentissages sur la glace sur son compte Instagram. « Mes parents sont d’origine haïtienne, donc d’un pays tropical. Quand ils sont arrivés au Québec, ça n’allait pas de soi pour eux de faire des activités extérieures l’hiver. Donc ce n’est pas une pratique qui est ancrée dans mes habitudes depuis que je suis enfant, contrairement à d’autres gens. »

Ce que Vanessa décrit, c’est représentatif de la réalité de beaucoup de nouveaux arrivants, particulièrement ceux qui proviennent de pays où il n’y a ni neige ni mercure sous zéro.

« En tant qu’immigrants, ce n’était pas dans les priorités de mes parents de faire des sports d’hiver et d’explorer la nordicité. On n’allait pas à Saint-Sauveur ou à Bromont les fins de semaine. On n’avait pas beaucoup d’argent et on n’avait pas de voiture. Maintenant, il y a un peu plus de possibilités en ville, mais dans les années 90, il fallait aller plus loin, sortir de la ville pour accéder à des activités », ajoute la journaliste.

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L’hiver à deux vitesses

« Les loisirs hivernaux et les activités de plein air, toutes saisons confondues, ne sont effectivement pas accessibles de la même manière à tout le monde », affirme Adrienne Blattel, fondatrice et coordinatrice du programme Plein air interculturel. L’organisme sans but lucratif, fondé en partenariat avec l’Association Récréative Milton-Parc et la Maison de l’amitié, vise à la fois à créer des opportunités de rencontres interculturelles grâce à des sorties en plein air et à offrir des outils concrets pour s’initier à différents loisirs.

«Faire des activités, ça représente un certain investissement, surtout pour les personnes qui ont des revenus plus faibles.»

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Selon Adrienne, plusieurs facteurs peuvent éloigner les gens des activités de plein air. « Il y a quelques années, on a réalisé un sondage auprès de nos ancien.ne.s participant.e.s pour savoir ce qui les empêchait de s’adonner au plein air, hiver comme été, et plusieurs éléments ressortent, m’explique Adrienne. Premièrement, il y a le manque d’argent: faire des activités, ça représente un certain investissement, surtout pour les personnes qui ont des revenus plus faibles. Ensuite, il y a l’accès à une voiture: si on veut aller faire du ski alpin une journée, ou se rendre dans un parc excentré, c’est difficilement accessible sans auto. Il y a des navettes qui existent, mais ça demande une logistique. Il y a aussi l’accès à du matériel et à de bons vêtements: c’est plus simple de s’adonner à un loisir quand on possède de l’équipement que quand il faut faire des démarches pour en emprunter », affirme la passionnée de plein air.

C’est vrai que si vous n’avez pas un bon manteau et des bottes suffisamment chaudes, vous n’aurez aucun fun à passer la journée au lac aux Castors ou sur les pistes de ski de fond du parc Maisonneuve, ça parait logique. Il faut également disposer de temps à accorder aux loisirs, ce qui représente en soi un défi pour certaines personnes et certaines familles.

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Parmi les autres facteurs potentiellement dissuasifs, Adrienne et son équipe ont relevé l’accès à l’information et la connaissance des options qui s’offrent à eux, une théorie corroborée par l’expérience de Vanessa Destiné. « Quand j’étais petite, mes parents ne connaissaient pas forcément bien le Québec, les lieux de villégiature, des options près de chez nous, etc. En plus, dans les années 90, on n’avait pas Internet. Ça fait que l’information, les horaires d’activités, d’emprunt ou de location de matériel étaient vraiment moins accessibles que maintenant. Mais même aujourd’hui, pour faire des activités, il faut savoir où aller chercher l’info et pouvoir la trouver facilement » remarque Vanessa.

Patin à prêter, ski à louer, pistes à dévaler.

«On veut que ce [les activités hivernales] soit le plus accessible possible, surtout qu’on sait que la pandémie a placé certaines personnes en situation de précarité financière.»

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Cette année, en raison de la COVID, l’achalandage dans les parcs a bondi. Les arrondissements ont donc dû réfléchir, voire bonifier l’accessibilité aux lieux et au matériel pour répondre à la demande. « Depuis le début de la pandémie, on essaye d’ajuster notre offre d’activités au maximum tout en respectant les mesures sanitaires, affirme Josefina Blanco, conseillère d’arrondissement au Plateau Mont-Royal. On est plus de gens à rester en ville et à chercher des activités, donc c’est un gros défi pour les municipalités. Plusieurs parcs louent de l’équipement à prix modique, et gratuitement pour les jeunes de moins de 17 ans. On veut que ce soit le plus accessible possible, surtout qu’on sait que la pandémie a placé certaines personnes en situation de précarité financière. Dans le Plateau Mont-Royal, on peut aussi regarder du côté de bibliothèques publiques, qui prêtent maintenant de l’équipement. »

À titre d’exemple, Josefina Blanco mentionne que certaines plages horaires de l’aréna Mont-Royal ont été bonifiées pour que les citoyen.ne.s puissent en profiter (sur réservation), que les collines sont accessibles gratuitement pour la glissade, que des pistes de skis de fond ont été ajoutées dans certains parcs et que les patinoires sont accessibles en période d’ouverture des parcs. « Nous mettons vraiment tous les efforts pour que les gens aient accès aux lieux, au matériel et à l’information, assure Joséfina, qui est bien consciente du nouvel engouement pour les loisirs urbains et des défis que cela représente.

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Pas vite sur mes patins

Mais si, malgré tout, on ne sait pas comment faire du patin ou du ski, on fait quoi? « Selon mon expérience, les gens, de tous âges, qui n’ont pas l’habitude de faire des activités de plein air ressentent le besoin d’être encadrés, explique Adrienne Blattel de Plein air interculturel. C’est bien beau enfiler des skis de fond, mais si on a pas de base ou de technique, on est pas plus avancés. »

«C’est bien beau enfiler des skis de fond, mais si on a pas de base ou de technique, on est pas plus avancés.»

Cette année, à cause des mesures sanitaires, c’est impossible pour les organismes d’offrir des cours, des ateliers d’initiation ou d’organiser des activités en groupe. Cette réalité peut malheureusement en décourager certains. « On le voit que quand on accompagne les gens, qu’on leur montre comment faire, qu’on leur enseigne des techniques, ça leur donne confiance et ça leur donne envie de devenir autonomes dans la pratique du sport qu’il ou elle ont choisi », mentionne Adrienne qui, cet hiver, s’est même lancée dans l’offre d’un cours de ski de fond en ligne. « Je montre aux gens comment tenir leurs bâtons, comment faire un bon transfert de poids, comment bouger. J’ai donné mon premier cours virtuel hier, donc on verra comment ça se passe. On teste la formule. Dans tous les cas, le but est d’outiller les gens sur le côté théorique et technique et qu’ils sortent se pratiquer à l’extérieur. »

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De son côté, Vanessa Destiné a pris le taureau par les cornes, s’est procuré des stabilisateurs pour ses patins et se la joue autodidacte sur les patinoires de la ville. « Écoute, j’essaye des affaires, je tombe, mais je me relève! » affirme la journaliste en riant!

Moi aussi je veux jouer

«En voyant Ellaj Baldé, ça a créé chez moi un regain d’intérêt pour le patin.»

En plus de l’effet de mode et la recherche d’activités physiques, qu’est-ce qui a motivé Vanessa Destiné à se lancer sur la glace cette année? « J’ai vu une vidéo Instagram de Elladj Baldé [un patineur artistique professionnel canadien d’origine guinéenne], explique Vanessa. Je l’ai trouvé tellement cool et tellement différent des modèles très blancs, très homogènes qu’on a l’habitude de voir. J’ai aimé entrevoir son identité, son swag, la musique qu’il utilise, son style avec son hoodie et sa tuque. Ça m’a vraiment parlé et je me suis beaucoup plus facilement identifiée à lui qu’à une Tessa Virtue, par exemple. En voyant Elladj Baldé, ça a créé chez moi un regain d’intérêt pour le patin et me voilà sur la glace! »

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Pour la journaliste, c’est essentiel d’avoir des modèles diversifiés dans un domaine comme le sport. « C’est un cercle vicieux: si les personnes racisées ne se sentent pas représentées dans une discipline, elles la pratiquent moins. Et si elles la pratiquent moins, elles offrent peu de nouveaux modèles », explique Vanessa Destiné, qui considère que le patin est une activité qui lui convient beaucoup mieux que le ski, pour des raisons financières et des enjeux de mobilité. « Le ski alpin, ça prend une auto, une passe de saison plus coûteuse, quelqu’un avec qui y aller, etc. ».

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Selon Adrienne Blattel, Vanessa Destiné et Josefina Blanco, les organismes communautaires, les arrondissements et les municipalités ont un grand rôle à jouer dans la création d’un hiver réellement accessible et inclusif.

Parce que l’hiver aussi, c’est fait pour jouer!