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Jonathan Di Bella : le kickboxeur montrĂ©alais Ă  la conquĂȘte du monde

Le parcours mĂ©connu d’un prodige suivant les traces de son pĂšre.

Par
Jean Bourbeau
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Je roule sous la pluie battante le long d’une artĂšre semi-industrielle Ă  l’est d’Ahuntsic. CoincĂ©es entre des petites usines et de vieux garages, quelques vitrines Ă  l’ancienne proposent des spĂ©cialitĂ©s italiennes : cannoli, pĂątes fraĂźches, tomates en conserve.

Je barre ma pauvre monture Ă  l’angle de Saint-Michel et Port-Royal, devant une façade de briques brunes oĂč l’école Angelo Di Bella KaratĂ© Kickboxing trĂŽne au deuxiĂšme d’une modeste Ă©glise haĂŻtienne.

En montant les marches, impossible de passer à cÎté de la photo du coach en compagnie de Chuck Norris et des nombreuses coupures de journaux italiens jaunies par les années. Nul besoin de parler la langue de Dante pour y lire une carriÚre auréolée de succÚs.

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Je serre la main Ă  Jonathan Di Bella, fils d’Angelo, exploitant du gym et ancien triple champion du monde de kickboxing dans les annĂ©es 90. À 26 ans, c’est Ă  son tour de suivre les traces du paternel avec le combat le plus important de sa carriĂšre, vendredi soir Ă  Kuala Lumpur.

« Je viens tout juste de terminer l’une de mes derniĂšres sessions de sparring », dit Jonathan en s’essuyant le front avant de m’inviter Ă  m’installer en bordure du ring de pratique.

Il m’informe que je suis le seul journaliste Ă  s’ĂȘtre dĂ©placĂ© au gymnase familial. Mais comment se fait-il qu’un combattant originaire de MontrĂ©al, qui a grandi et vit dans la mĂ©tropole, ne soit pas plus connu en dehors de la petite scĂšne des sports de combat?

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MalgrĂ© un talent depuis longtemps confirmĂ©, un argument expliquant cette discrĂ©tion rĂ©side dans la loi 83 du Code criminel canadien. Comme les karatĂ©kas l’ont appris rĂ©cemment avec stupĂ©faction, un couperet lĂ©gal datant de 1934 interdit la compĂ©tition professionnelle autant du karatĂ© que du kickboxing, du muay thaĂŻ ou du jiu-jitsu brĂ©silien, au QuĂ©bec comme au Canada. Si la discipline n’est pas prĂ©sentĂ©e aux prochains Jeux olympiques, ça risque d’ĂȘtre Ă©pineux.

Pour pallier ces contraintes lĂ©gales jugĂ©es archaĂŻques par le milieu depuis des dĂ©cennies, la carriĂšre du jeune homme s’est tournĂ©e vers les États-Unis, principalement Ă  New York, ville qu’il considĂšre comme sa deuxiĂšme maison. Jonathan compte dĂ©jĂ  cinq affrontements au Madison Square Garden, le temple sacrĂ© des sports de combat.

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Une seconde hypothĂšse expliquant son relatif anonymat mĂ©diatique se trouve peut-ĂȘtre dans le fait qu’il a grandi dans un foyer oĂč le français arrivait troisiĂšme. Ses deux parents sont originaires du sud de l’Italie. Il a grandi bordĂ© par la communautĂ© italienne du nord-est de l’üle et a Ă©tudiĂ© dans une Ă©cole anglophone de MontrĂ©al-Nord, oĂč les descendant.e.s du vieux pays Ă©taient lĂ©gion. Un dĂ©but de carriĂšre Ă  l’ombre du star-systĂšme sportif que l’on aime surtout franco-quĂ©b.

Mais cette maigre reconnaissance au QuĂ©bec est secondaire selon Jonathan, qui pratique le kickboxing depuis aussi longtemps qu’il se rappelle. Il a enfilĂ© ses premiers gants dĂšs l’ñge de deux ans et a livrĂ© un premier duel Ă  dix. Enfant unique, il assure avoir eu la libertĂ© de choisir sa destinĂ©e, mais il estime qu’il a toujours voulu combattre. « Ce mĂ©tier est dans mes gĂšnes. Tout jeune, j’accompagnais mon pĂšre Ă  New York, oĂč je l’ai vu devenir champion du monde », rĂ©pond-il en anglais avec un petit accent latin au dĂ©bit flĂ»tĂ© et rapide.

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Sa premiĂšre compĂ©tition amateur dans la Grosse Pomme remonte Ă  2006 alors qu’il n’avait que 14 ans. « La discipline est bien plus populaire aux États-Unis. J’ai participĂ© Ă  des galas d’abord Ă  Brooklyn, puis des plus importants Ă  Manhattan – lĂ  oĂč notre famille a une histoire », prĂ©cise-t-il. Un marchĂ© amĂ©ricain en santĂ© et bien plus lucratif que les smokers undergrounds et les Ă©vĂ©nements sur les rĂ©serves autochtones, le circuit habituellement rĂ©servĂ© aux kickboxeurs d’ici.

Angelo nous interrompt pour nous remettre deux espressos. « Ça vient du voisin. Le meilleur en ville », dit-il avant de repartir Ă  son bureau, visiblement dĂ©sireux de laisser tout l’espace Ă  son fils.

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Pendant le dĂ©sordre pandĂ©mique, la traversĂ©e des frontiĂšres a compliquĂ© le parcours du pugiliste, l’incitant Ă  signer deux combats de boxe Ă  MontrĂ©al se soldant par des victoires. Invaincu en amateur, invaincu en professionnel, il a pensĂ© faire la transition au noble art ou vers les arts martiaux mixtes, mais quand ONE Championship l’a approchĂ© pour ses aptitudes de kickboxeur, il ne pouvait pas refuser.

ONE Championship demeure mĂ©connue pour plusieurs en AmĂ©rique du Nord, mais la ligue est le plus gros joueur du marchĂ© asiatique. Depuis sa crĂ©ation en 2011, elle est considĂ©rĂ©e l’une des associations sportives les plus influentes du continent avec une diffusion dans plus d’un milliard de foyers. En ce moment, c’est le sommet du kickboxing planĂ©taire.

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Une entrée par la grande porte, car Jonathan débute avec un combat pour la ceinture des poids paille (125 livres) contre nul autre que Zhang Peimian, prodige chinois ùgé de seulement 18 ans.

CĂ©lĂ©brĂ© en hĂ©ros national, son adversaire tentera de faire l’histoire en devenant le triple champion asiatique et le plus jeune champion chinois en ONE. Pour la premiĂšre fois de sa carriĂšre, Jonathan n’est pas le favori auprĂšs des parieurs. Une position de underdog en plein territoire hostile qu’il embrasse. « C’est une super opportunitĂ© et je suis excitĂ© de leur montrer mon potentiel et qui sait, choquer le monde contre la grande vedette! », explique-t-il, emballĂ©.

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Le southpaw (gaucher dans le jargon) se considĂšre comme un tacticien au tempĂ©rament froid et calculĂ©, mais si le combat Ă©volue en bagarre de rue, il ne se dĂ©filera pas. Pour l’occasion, il portera des shorts noirs, « pour la mentalitĂ© de guerrier, avec bien sĂ»r un petit drapeau italien ». Il hĂ©site encore sur son choix de morceau d’entrĂ©e : « Peut-ĂȘtre de l’opĂ©ra ou du Frank Sinatra. » Jonathan prĂ©voit d’ailleurs tenter de trouver un restaurant italien et manger des pĂątes quelques heures avant le combat.

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InterrogĂ© sur son Ă©tat d’esprit Ă  l’aube d’une soirĂ©e aussi charniĂšre, il affirme se sentir calme et sĂ»r de lui, puisqu’il juge que c’est sa patience et sa dĂ©termination qui l’ont menĂ© Ă  atteindre ses plus grands rĂȘves. « Je n’ai connu qu’une vie de sacrifices. Depuis que je suis tout jeune, aprĂšs l’école, au lieu d’aller jouer avec mes amis, j’allais au gym. Encore aujourd’hui, c’est la mĂȘme chose. Je quitte le premier lors des soirĂ©es. Je suis habituĂ© Ă  naviguer dans l’inconfort Ă  l’entraĂźnement, alors je me sens fin prĂȘt, autant mentalement que physiquement. Quand je monterai dans le ring, aucune peur ne m’habitera. »

Un corps sculptĂ© par l’entraĂźnement et une grande force mentale sont les traits ascĂ©tiques propres d’un professionnel dĂ©diĂ© Ă  sa passion. Vendredi soir sera l’aboutissement de tous ses efforts. De ces incalculables petites agonies, de toute la sueur et des ecchymoses d’un combattant.

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« Dans le quartier, notre famille est assez connue, mais ceux qui ne me connaissent pas sont Ă©tonnĂ©s lorsqu’ils apprennent mon mĂ©tier, car j’ai une silhouette trĂšs svelte et je n’arbore pas de vilaines cicatrices », raconte le jeune homme en riant. Son visage doux et gracieux est assez loin des matamores tatouĂ©s marquĂ©s au fer par les fractures, et ce, mĂȘme s’il rĂ©pĂšte candidement qu’il est nĂ© pour se battre.

Angelo est le seul entraĂźneur qu’il n’ait jamais connu. « Il est trĂšs strict, mais je l’ai toujours Ă©coutĂ© et c’est la clĂ© de mon succĂšs. On parle beaucoup de combat, mais Ă  la maison, ce n’est plus mon coach, c’est mon pĂšre », assure Jonathan, qui trouve aussi du temps pour entraĂźner les recrues du quartier.

À l’époque, sa mĂšre voyait son mari donner et recevoir des coups, et le scĂ©nario se rĂ©pĂšte maintenant avec son fils. « Elle est toujours nerveuse, mais mon pĂšre l’a habituĂ©e et elle est aujourd’hui ma plus grande fan », dit Jonathan avec un sourire qu’il cache mal.

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« Je me vois champion du monde vendredi soir et Ă  mon retour, je vais me permettre une petite fĂȘte dans un restaurant italien! », lance-t-il. Un festin bien mĂ©ritĂ© suivi de quelques semaines de congĂ©, mais d’ici lĂ , la charge est colossale. Une longue journĂ©e de vol attend le duo pĂšre-fils, suivi de quelques jours pour s’habituer au dĂ©calage horaire de la capitale malaisienne avant l’éreintant bal des confĂ©rences de presse, des entrevues et des sessions de photo.

Angelo souligne que lorsqu’il a reçu l’appel pour la ceinture, il Ă©tait soulagĂ©. Enfin un combat important pour permettre Ă  son fils de briller sur une scĂšne d’envergure internationale. « C’est notre moment. Victoire, dĂ©faite ou nulle, c’est notre moment. On va lĂ  pour gagner, mais nous y sommes, tout simplement. C’est trĂšs excitant! », prĂ©cise l’entraĂźneur qui Ă©tait un proche du lĂ©gendaire Arturo Gatti.

C’est à son tour de tapisser les murs de son nom.

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Mon espresso terminĂ©, je souhaite aux Di Bella la meilleure des chances contre le redoutable Peimian. On m’offre chaleureusement un t-shirt Ă  l’effigie de l’équipe.

« AprĂšs ce combat, j’espĂšre que MontrĂ©al me connaĂźtra davantage! », me lance le fils Ă  la blague alors que je descends les marches, fidĂšle Ă  l’humilitĂ© d’un combattant dĂ©vouĂ©, mais trĂšs prĂšs d’ĂȘtre enfin couronnĂ©.