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John Winter Russell: voir grand dans les petits plats
John Winter Russell est tombé en amour avec Montréal il y a bientôt huit ans et, en retour, les Montréalais sont tombés en amour avec sa cuisine. Mais ce dont les clients qui fréquentent son restaurant ne se doutent pas, c’est que derrière chaque plat au menu se cachent des combats qui transcendent l’assiette.
Pour être mûre, elle était mûre. Le voyage dans le temps n’en a été que plus fulgurant. En une bouchée, j’ai été transportée à l’été 1993 (ou était-ce 1992?), année de mon premier emploi comme cueilleuse de fraises pour Le Maraîcher de Batiscan. Oh, on ne se tuait pas à l’ouvrage. Rémunérées au crate, mes amies et moi, on désertait le champ dès qu’on en avait assez pour se payer une poutine BBQ au village. Ironiquement, atteindre ce modeste objectif nous prenait un temps fou. On dévorait les meilleurs petits fruits au fur et à mesure, les contours de notre éthique de travail étant, à l’époque, plutôt flous. Ils étaient faciles à repérer : la pulpe carmin était tout juste tiède et portait ce parfum subtil mais sucré qui fait frétiller votre chien de Pavlov intérieur. Cet été-là, mes doigts ont arboré une belle teinte rose et mon taux de cholestérol a atteint des niveaux stratosphériques.
SUR LA RUE TABAGA, PRÈS DU BOULEVARD RICELLE
« C’est bon hein? » Retour brutal en 2018, dans la cuisine du Candide. Je prends la deuxième fraise que le chef propriétaire John Winter Russell me tend. « On en a reçu douze caisses hier. Une partie va nous servir cette semaine et le reste ira en conserve », me lance-t-il en m’expliquant comment il gère ses stocks quand la saison des fruits et légumes démarre en trombe.
C’est que le restaurant, ouvert il y a près de trois ans à Montréal, ne sert que des produits locaux. « Disons qu’on a beaucoup appris depuis le début de l’aventure. Lancer un resto dont le menu est construit dans l’esprit locavore, et essentiellement à base de plantes, au mois de novembre, ce n’est pas top top! Les premiers mois, je ne savais pas ce que je faisais! J’avais mal réfléchi à mon affaire. Mais on a tenu le coup et l’été qui a suivi, c’était magnifique. On a fait énormément de conserves. Cette année, ce sera mieux encore. »
«Lancer un resto dont le menu est construit dans l’esprit locavore, et essentiellement à base de plantes, au mois de novembre, ce n’est pas top top! Les premiers mois, je ne savais pas ce que je faisais!»
Alors quand on débarque dans la salle à manger de cet Ontarien d’origine, on doit s’attendre, paradoxalement, à être dépaysé. « Parfois, on est forcés d’expliquer au client pourquoi on ne peut pas ajouter un trait de poivre sur son plat, pourquoi il n’y aura pas d’olive dans son martini. Mais on n’est pas là pour faire la morale. Les gens doivent passer un bon moment avant tout. Je ne veux pas que tu te sentes mal de manger des avocats qui viennent d’Afrique du Sud une fois à la maison. » Il stoppe net, se rend compte qu’il a mal choisi son exemple. « Bon, oui, tu devrais te sentir mal de manger des avocats. Ça détruit la planète! Ce que je veux dire, c’est qu’on essaie de convaincre en donnant l’exemple. »
Et ça fonctionne, la plupart du temps. « Notre sel vient de Terre-Neuve, on a quelques poissons et crustacés du Nouveau-Brunswick, et les pêches, les coings et les cerises viennent de l’Ontario. » Une digression mineure pour le resto par rapport à sa ligne directrice : s’approvisionner dans les environs. Vraiment pas de quoi fouetter un chat pour quelques kilomètres. Ou de la crème 35 %. Locale, bien entendu.
PRODUCTEURS <3
J’ai la tête penchée au-dessus d’un gros bac rempli de fleurs de sureau que le chef utilise en cuisine. Je prends de grandes bouffées en faisant la maline. « Ah! Mais oui, des fleurs de sureau! On en fait des confitures, n’est-ce pas? » Il précise : « La confiture, c’est avec les baies, pas avec les fleurs. Avec les fleurs, on fait une infusion. »
Gentleman, il passe outre mon commentaire de néophyte et enchaîne sur la camerise [NDLR : une baie qui ressemble à un long bleuet et dont le goût, nous dit-on, rappelle la mûre, le bleuet, la framboise et la rhubarbe]. Ou plutôt sur les productrices de camerises : « Deux filles du Bas-Saint-Laurent qui ont fait quelque chose d’extraordinaire en peu de temps. En faisant des recherches, elles sont tombées sur la camerise, ont fait leurs devoirs et se sont lancées. Imagine, elles vont récolter 6000 livres cette année! Ça, c’est littéralement la relève agricole qu’on veut. Des comme elles, on en souhaite 1000 variations partout au Québec. »
Pendant l’heure et demie que durera notre conversation, il ne cessera de parler des producteurs, agriculteurs, pêcheurs, éleveurs ou maraîchers qu’il côtoie et qui lui fournissent les pintades, fromages et autres livèches au menu ce soir-là. « Quand tu commences à te rendre compte de la somme des connaissances que commande leur métier, d’à quel point leur travail est tellement plus difficile que le mien et moins valorisé, tu te dis : “Je serais un sans cœur de ne pas tomber en amour avec eux.” Les gens qui cultivent la terre à l’échelle humaine et qui en prennent soin sont impressionnants. »
POUSSE, POUSSE, POUSSE, LES BONS GROS LÉGUMES
Je ne sais pas si c’est lui qui s’occupe du romarin qui pousse dans les bacs à fleurs en terrasse, mais les plants sont en pleine forme. Quand la fermette qu’il souhaite mettre sur pied avec son équipe verra le jour, l’arbuste y coulera certainement des jours heureux en attendant de rejoindre, qui sait, un gigot d’agneau dans la chaleur d’un four. Parce que voilà, le Candide aura bientôt son propre havre de production de fruits et légumes, auquel pourraient bien s’ajouter, d’ici quelques années, des animaux et peut-être même une poignée de vignes par-ci, par-là. Encore embryonnaire, le projet est pourtant bien réel : « Je ne peux pas t’amener sur le site : notre première offre d’achat a été refusée, mais on travaille fort pour trouver un emplacement. On veut en faire un projet à long terme où les intérêts de l’équipe pourront s’exprimer. Par exemple, Maude, qui travaille au resto, va s’installer en campagne et pilotera l’aventure. Emily, notre sommelière, pourra y produire du vin. Et moi, à la retraite, j’aimerais y fabriquer du cidre! »
«Cultivateur, ce n’est pas mon métier. Je ne sais pas comment gérer une terre, mais je veux développer une relation plus intime avec la ferme, me frotter aux enjeux de la production comme à ceux de la restauration. En développant une meilleure connaissance de ces deux aspects, on pourra apporter un plus à la table.»
À l’écouter, je me demande si le jeune trentenaire n’a pas envie de quitter les fourneaux pour se consacrer à la terre. « Cultivateur, ce n’est pas mon métier. Je ne sais pas comment gérer une terre, mais je veux développer une relation plus intime avec la ferme, me frotter aux enjeux de la production comme à ceux de la restauration. En développant une meilleure connaissance de ces deux aspects, on pourra apporter un plus à la table. » Ainsi, pas question de quitter les cuisines du Candide, ni de devenir autosuffisant. « Ça ne veut pas dire que tout ce qui sera produit à la ferme sera acheminé au restaurant. On ne veut pas non plus arrêter de travailler avec les producteurs qu’on aime. »
Il me parle plutôt d’un Québec fantasmé où l’agriculture conventionnelle ferait place à une matrice de petites fermes à l’échelle humaine qui s’entraident en échangeant leurs connaissances. Et dans son esprit, voir grand n’est pas nécessairement synonyme de voir gros : « C’est la troisième année du resto, on ne fait pas énormément d’argent, mais j’aime mieux investir dans une petite ferme qu’acheter une Rolls Royce. »
UN HOMME ET SON TERROIR
Pour votre information, il est arrivé à l’entrevue au volant d’une vieille Aveo bleue (qui a rendu l’âme depuis, me souffle-t-on sur Messenger) un peu à l’image de sa démarche : dénuée de tout artifice et qui nous ramène à l’essentiel. Mais qu’il soit question d’alimentation ou de travail, ses valeurs semblent affirmées avec une détermination qui ne lui donne pas toujours bonne presse. « Il ne se prend pas pour un 7 Up flat », ai-je lu dans un article dans la grosse Presse où on le disait aussi « cavalier ». Ce n’est pas mon impression, mais comme notre relation n’a que quelques minutes au compteur, je le laisse répondre. « On me perçoit parfois comme prétentieux. Je pense que c’est parce que je m’exprime avec conviction. On peut ne pas être d’accord avec ce que je prône, mais on doit avoir de bons arguments, s’excuser si on a tort ou admettre qu’on n’avait pas réfléchi à la question. » Il déteste aussi les hypocrites, me dira-t-il au passage.
Petit caractère ou pas, une chose est certaine : on le sent investi avec sincérité dans cet idéal de souveraineté et de sécurité alimentaire. « L’idée, c’est vraiment de s’intéresser au système au complet. Il y a un travail à faire du côté de la valorisation. Certains restos prennent 200 livres de carottes par semaine à un producteur québécois, à 2 $ la livre. Après ça, ils vont chercher des truffes blanches d’Italie à 8 $ le gramme. Pourquoi ne pas prendre l’argent des truffes et embaucher des cueilleurs de champignons sauvages chez nous? Cette valorisation, ça passe aussi par la manière dont on conçoit la notion de luxe. J’aimerais mieux voir des écrevisses, des carottes et des feuilles de moutarde d’ici sur le menu de nos restaurants huppés que d’y trouver du caviar d’outre-mer. Y a encore des gens qui trouvent que les fromages français sont automatiquement meilleurs que les fromages du Québec; ce n’est tellement pas vrai! »
CUISINE DE RUE
Étrangement, cette conversation sur le luxe nous mènera à parler d’itinérance, autre enjeu qui préoccupe John Winter Russell, lui qui a, en 2015, participé à la soupe populaire du célèbre Massimo Bottura à Milan. Une formule – le Refettorio – qu’il tente ces jours-ci de reproduire avec Emmanuelle Héroux du Centre Phi et Jean-François Archambault de la Tablée des chefs. « On cherche encore un local. C’est compliqué parce qu’on a besoin d’un endroit qui dispose d’une cuisine fonctionnelle, qu’on pourrait utiliser gratuitement et qui accueillerait 50 à 60 personnes. » L’objectif? Offrir un repas digne aux personnes sans-abri, même si concocté à partir de denrées détournées des poubelles. « Ce n’est pas de la charité. Ils ont tout autant le droit d’avoir un repas dans un endroit comme ici que ceux qui nous visitent chaque soir au resto. Le moins qu’on puisse faire, c’est rétablir l’équilibre pendant trois heures, en attendant qu’on n’ait plus besoin de le faire. » Lire : en attendant une société plus juste.
John Winter Russell serait-il, osons le terme, un chef engagé? «Je passe trop de temps au restaurant pour porter cette étiquette. Je pourrais en faire tellement plus pour aider.»
John Winter Russell serait-il, osons le terme, un chef engagé? « Je passe trop de temps au restaurant pour porter cette étiquette. Je pourrais en faire tellement plus pour aider. » Quoi qu’il en pense, il en a toutes les apparences. Débordant même de la sphère alimentaire, il terminera l’entrevue en pointant ce que je porte ce jour-là, une pièce issue de la collection Pussy Iluminati de Miss Me (artiste résolument féministe et Extraordinaire 2016, il n’y a pas de hasard).
« En passant, j’aime vraiment ton fucking t-shirt. » Et nous, on prendrait plus de fucking chefs de sa trempe