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Jérémie McEwen: Quand le hip-hop flirte avec la philo
Mixer les paroles de Tupac et les idées de Machiavel? Jérémie McEwen fait ça comme un pro. Au Collège Montmorency à Laval, il enseigne la philo du hip-hop (!), un cours qu’il a créé entre deux chroniques radio et la rédaction d’essais. On a demandé à Maître J – son nom de rappeur – de nous présenter trois œuvres qui explorent les courants de la philo contemporaine, avec leurs verses coup de poing. Philo 101.
Je connais bien Jérémie McEwen. Je réalise et coanime avec l’anthropologue Serge Bouchard l’émission C’est fou sur ICI Radio-Canada Première, l’une des émissions dans lesquelles il intervient comme chroniqueur philo depuis quelques années.
Jérémie applique à la radio et dans ses cours une recette éprouvée qui s’inspire de la philosophie pour enfants; une approche développée par le philosophe et pédagogue américain Matthew Lipman (1923-2010) dans les années 1970. Le principe est simple : permettre aux jeunes de développer la capacité de penser par eux-mêmes en s’appuyant sur leurs expériences personnelles, espérant que le tout aboutisse à l’émergence de liens avec des notions philosophiques. En anglais – ou pour paraître cool –, on dit qu’il s’agit d’une approche de type bottom-up.
S’il a déjà eu la chance de faire de la philosophie pour enfants dans un camp de jour en 2013, c’est désormais de la philosophie pour jeunes adultes qu’il professe entre les murs du Collège Montmorency. Il y donne notamment le cours « Philosophie du hip-hop », qui a lui-même créé. Et la méthode demeure la même : partir du vécu des jeunes.
Dans ce cas-ci, le vécu des jeunes, c’est leur rapport à la musique hip-hop. L’enseignant explique : « Je pourrais bien sûr partir des grands auteurs classiques et de leurs idées pour aller vers les artistes hip-hop et leur musique, mais j’aurais l’impression de juger le rap à partir de la philosophie, ou encore de donner l’impression de vouloir le légitimer avec la pensée de grands philosophes. Moi, je préfère effectuer le chemin inverse et aller voir directement ce qu’il y a dans le rap. L’idée, c’est de faire se parler la philosophie et le hip-hop, sans élever l’un au-dessus de l’autre. »
« Certains membres du département de philosophie au collège étaient très sceptiques au départ. J’ai littéralement eu “50 % +1” de votes, ce qui a permis au cours d’exister. Ce vote a vraiment changé ma vie. »
Justement, quels principes philosophiques peut-on enseigner à partir du hip-hop? « Il y en a vraiment beaucoup! Prenons, par exemple, la notion de remise en question du contrat social, avec la chanson “Fuck The Police”, du groupe NWA. Ou encore les trois idées machiavéliennes classiques de virtu, fortuna et necessita, dans la chanson “Only God Can Judge Me”, de Tupac Shakur. Dans le premier couplet, Tupac dit avoir été poignardé dans le dos et qu’il est “prisonnier” de son enfance (fortuna : caractère imprévisible des événements), mais qu’il doit se battre (virtu : la force engagée contre les événements) pour ce qui lui appartient. Puis, on trouve l’idée de nécessité : “we got to eat / no more hesitation”, vers la fin du deuxième couplet. La nécessité, c’est la conjugaison de la virtu et de la fortuna. Et le politique n’est rien d’autre que l’arrimage de la volonté à cette idée de nécessité. Tupac le comprend intimement. »
Faire entrer le hip-hop dans les classes, c’est une idée audacieuse… La mise sur pied de ce cours a-t-elle généré de la résistance? Beaucoup, selon Jérémie : « Certains membres du département de philosophie au collège étaient très sceptiques au départ. J’ai littéralement eu “50 % +1” de votes, ce qui a permis au cours d’exister. Ce vote a vraiment changé ma vie. »
Hip-hop (feat. philosophie)
Je m’intéresse énormément à la philosophie, mais je connais peu la musique hip-hop. Si j’avais à faire tous les liens que Jérémie McEwen tisse entre les deux, j’aurais peur de chercher bêtement des concepts de philo dans les chansons de hip-hop. Pour parler savamment, j’aurais peur de faire du constructivisme.
«On a beaucoup tendance à sous-estimer la capacité des artistes hip-hop à créer de la pensée philosophique. Pourtant, ne pensons qu’à Tupac Shakur; c’est bien connu, cet artiste-là lisait beaucoup de philosophie, sa mère était une membre du Black Panther Party…»
« En enseignant la philosophie du hip-hop, c’est évident que je dois interpréter des textes, mais en partant du matériel créé par les artistes, l’interprétation est quand même balisée, car les textes sont souvent forts en soi. C’est qu’on a beaucoup tendance à sous-estimer la capacité des artistes hip-hop à créer de la pensée philosophique. Pourtant, ne pensons qu’à Tupac Shakur; c’est bien connu, cet artiste-là lisait beaucoup de philosophie, sa mère était une membre du Black Panther Party… Bref, il avait quelque chose à dire et sa pensée philosophique était clairement définie, même s’il est mort aussi jeune, à 25 ans. »
Pour les fins de cet article, on a proposé à Jérémie McEwen d’identifier trois courants philosophiques importants à comprendre en 2018, courants que l’on retrouverait illustrés dans trois pièces musicales de l’univers du hip-hop.
Fidèle à sa méthode d’enseignement, il nous propose plutôt d’emprunter le chemin inverse et de présenter trois chansons tirées du répertoire hip-hop, chansons desquelles se dégagent selon lui un courant de pensée ou une idée philosophique forte qui caractérisent plus largement notre époque. J’aime!
My heart is like a package with a fragile label on it
(« Be Careful », de Cardi B)
La première chanson, c’est la pièce « Be Careful », de l’artiste new-yorkaise Cardi B, une rappeuse contemporaine qui est un véritable produit de son époque, aux dires de McEwen. « Elle s’est d’abord fait connaître sur les réseaux sociaux. Par la suite, elle a fait ses classes, et aujourd’hui, elle est devenue une artiste accomplie de cette scène-là. Son plus récent disque, Invasion of Privacy, est même considéré comme l’un des meilleurs albums hip-hop de la dernière année. »
« Dans le texte de la chanson “Be Careful”, Cardi B s’adresse à un homme en lui disant de faire attention à elle. Non seulement l’accuse-t-elle de ne pas agir de manière responsable à son endroit, mais ce qui ressort en filigrane, c’est toute l’éthique du care – l’éthique de la sollicitude, du soin mutuel –, qui est une réflexion philosophique d’inspiration féministe qui se trouve actuellement au cœur de pratiquement toutes les discussions éthiques, ici comme ailleurs. » McEwen fait remarquer qu’en plus de cette éthique du care, on retrouve dans cette chanson de Cardi B l’idée de la vulnérabilité. Elle-même s’y décrit comme étant faillible, ce qui tranche remarquablement avec l’image stéréotypée habituelle du rappeur au-dessus de la mêlée, imbattable et intraitable, sans émotion.
La pièce est douce, le beat est old school – ce que préfère McEwen! – et « le regard humain que pose Cardi B sur elle-même représente la beauté ultime de la pièce. Bref, une chanson atypique dans le milieu du hip-hop qui pourrait, avec un peu de chance, devenir une tendance ou encore une référence dans le genre. Chose certaine, Cardi B contribue à légitimer le hip-hop féminin dans la réception critique. »
I don’t need nobody tryna give me shit
(« Sweet », de Brockhampton)
«En fait, ça pose la grande question, comme dans l’ensemble de notre société, de ce que l’on fait avec les plus vieux. Est-ce que le hip-hop ne doit être fait que par des jeunes de 25 ans?»
La deuxième chanson hip-hop qui traduit un courant philosophique important en ce moment, selon Jérémie McEwen, c’est la pièce « Sweet », du collectif américain Brockhampton, qui traite d’ouverture aux différences, bref, à l’altérité. « Le leader du groupe, ouvertement gai, s’inscrit à sa manière dans les luttes de son époque en ce qui concerne les identités à la carte, l’éclatement des genres et les droits de la communauté LGBTQ. Plus encore, il y a au sein de Brockhampton la volonté claire de créer dans le milieu du hip-hop un pont entre le passé et l’avenir. L’idée est simple : (re) donner une place décente aux plus vieux rappeurs qui, trop souvent dans l’industrie, ne sont pas respectés. »
Jérémie tenait à souligner l’existence de travaux forts intéressants publiés sur le sujet par un chercheur de la Northeastern University, à Boston : Murray Forman. Pour ce dernier, c’est sans équivoque : il y a de l’âgisme dans le hip-hop, comme en témoigne le titre de son plus récent ouvrage, Old in the Game : Age and Aging in Hip-Hop.
« En fait, ça pose la grande question, comme dans l’ensemble de notre société, de ce que l’on fait avec les plus vieux. Est-ce que le hip-hop ne doit être fait que par des jeunes de 25 ans?» McEwen ne le croit pas, et considère qu’un « vieux » rappeur peut encore produire de la très bonne musique, même à 45-50 ans (et personnellement, j’ai peut-être un parti pris, mais Jérémie a 38 ans et le hip-hop qu’il produit au sein du duo La Brigade des mœurs est tout simplement excellent).
Are you afraid of the mix of Black and White?
(Album Fear of a Black Planet, de Public Enemy)
La troisième œuvre hip-hop que tenait à présenter McEwen n’est pas une chanson, mais un album complet. Et pas n’importe lequel : Fear of a Black Planet, de Public Enemy, un des albums les plus importants du hip-hop qu’il dépoussière à sa manière. Selon lui, il l’est encore plus une fois mis en parallèle avec les écrits de l’écrivain et journaliste afro-américain Ta-Nehisi Coates, correspondant pour The Atlantic et auteur notamment de l’ouvrage à succès Une colère noire : Lettre à mon fils.
« Dans un article datant d’il y a quelques années, intitulé “Fear of a Black President”, Ta-Nehisi Coates réfléchit à ses années d’adolescence passées à écouter l’album Fear of a Black Planet. Cette musique de Public Enemy lui a jadis permis d’exprimer sa rage et de se sentir libre face au racisme, à tout le moins potentiellement. Or, dans ce même article, Coates souligne que pendant les huit années du règne de Barack Obama à la Maison-Blanche, celui-ci s’est toujours tenu à distance de sa propre rage face au racisme et à l’appropriation culturelle, préférant demeurer calme, réservé. Mais à quel prix, se demande-t-il? »
Difficile à dire. Mais McEwen précise que Ta-Nehisi Coates se tient désormais lui aussi à distance de sa rage d’adolescent, estimant croire qu’elle ne pourra ni le sauver ni le rendre libre. Pas plus que Dieu, d’ailleurs. En fait, Coates semble penser que rien ne le sauvera, ni ne libérera le monde du racisme. « Ce qui est à la fois une réflexion dark et d’une beauté infinie. »
Mais surtout, ai-je envie de dire, se trouve là illustrée dans le rapport d’un journaliste avec un album majeur de hip-hop l’essence même de la quête post-moderne philosophique : la vie a-t-elle un sens? Et si oui, au nom de quoi devrait-on agir?
Le hip-hop dont on a besoin
Bref, mixer la philo avec le hip-hop? Y’était temps! Au fait, de quelle chanson hip-hop le Québec ne peut-il pas se passer en 2018 selon Jérémie? « La pièce QC History X (sortie en 2007), de Aly Ndiaye, alias Webster. Je crois que nous profiterions tous d’avoir davantage de connaissances sur l’histoire du Québec, et surtout de celle des peuples marginalisés. Faudrait faire lire Le peuple rieur, de Serge Bouchard, pour les mêmes raisons. »
À l’ère des « blablateux », Jérémie McEwen estime que lorsqu’il a quelque chose à dire sur la place publique, c’est d’abord parce qu’il a eu au préalable quelque chose à lire.
D’ailleurs, à l’ère des « blablateux », Jérémie McEwen estime que lorsqu’il a quelque chose à dire sur la place publique, c’est d’abord parce qu’il a eu au préalable quelque chose à lire. Le fils du grand peintre québécois Jean McEwen a d’ailleurs publié un essai en 2018, Avant, je criais fort, sur les complexités et les contradictions d’une question. Il planche également sur une nouvelle publication. À l’ère de l’opinion, cela en fait un être doublement d’exception.
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