J’aime beaucoup le rap, mais ma blonde, elle aussi amatrice, rit constamment de moi parce que j’ai un défaut: j’écoute pas ben ben les paroles. Ça risque toutefois de changer, maintenant que j’ai lu Philosophie du hip-hop, le nouveau livre de Jérémie McEwen.
Depuis quelques années, ce prof de cégep hors du commun [NDLR D’ailleurs, c’est un Extraordinaire d’URBANIA!] offre aux élèves du Cégep Montmorency un cours qui se penche sur les implications philosophiques de ce courant culturel. Et pour ceux qui n’ont pas envie de retourner sur les bancs d’école, il a publié ce livre qui résume les principaux éléments de son cours. Comme un bon élève, j’ai tout lu, pas parce qu’un plan de cours m’y obligeait, mais parce que c’est fascinant. Et j’avais une tonne de questions pour lui.
Pourquoi avoir choisi ce champ d’études?
C’est vraiment parti du fait qu’à ma job, au cégep, je commençais à trouver ça plate. Enseigner Platon et Socrate, y’a tu moyen de se faire du fun un peu? Le hip-hop, ça fait longtemps que je me passionne pour ça. J’en ai fait sans prétention, ça fait une vingtaine d’années que je baigne là-dedans.
Il y a bien du monde qui arrêtent d’écouter la musique de leur adolescence, ça n’a pas marché chez moi, je dois être un peu adolescent attardé! Je me dis que quand t’as 15 ans, et que la musique que tu écoutes tu trouves que c’est la chose la plus profonde au monde, ben t’as le droit de continuer à le penser. J’ai donc décidé de prendre cette musique populaire là, et de l’analyser sérieusement, voir ce qu’on peut trouver là-dedans.
J’ai fait une maîtrise en philo, j’ai commencé un doctorat il y a 5 ou 6 ans, et j’avais pensé [au hip-hop] comme objet d’étude, mais je trouvais pas de prof avec qui je pourrais faire ça, je voyais pas comment ça pouvait se faire, mais ça a continué à me trotter dans la tête.
Puis l’opportunité d’en faire un cours complémentaire au cégep s’est présentée, et je me suis « Ben voyons, je vais le faire! » J’ai toujours eu l’espèce d’intuition qu’il y avait de la philosophie dans le hip-hop, et qu’il fallait creuser cette question-là.
Dans le livre, tu mentionnes qu’on sous-estime souvent l’intelligence des rappers…
Oui, et ça me désole! Je cite d’ailleurs un journaliste qui disait de Tupac à sa mort « Oui, mais est-ce qu’il internalisait vraiment tous les grands livres qu’il lisait? »
C’est Tupac! Comment peut-on dire que c’est l’un des plus grands artistes de tous les temps, et du même souffle, faire comme si cette intelligence artistique n’existait pas d’un point de vue plus purement intellectuel?
Ben voyons donc! C’est Tupac! Comment peut-on dire que c’est l’un des plus grands artistes de tous les temps, et du même souffle, faire comme si cette intelligence artistique n’existait pas d’un point de vue plus purement intellectuel? Soit il est intelligent, soit il l’est pas!
Non seulement je veux me mettre sur un pied d’égalité avec ce que j’analyse, mais même me mettre en dessous. Quand je parle de préjugé positif par rapport à mon objet d’analyse, dans le livre, c’est de me dire que Tupac, et tous les autres, sont plus intelligents que moi.
Si t’as réussi à devenir Tupac Shakur, c’est parce que t’es brillant à tous les niveaux. Ce qu’il lisait, oui il le comprenait.
C’est pas parce que t’as un doctorat que t’es plus intelligent que Biggie Smalls. Quelqu’un capable de flower comme ça a une intelligence aussi valable que celle d’un universitaire.
Souvent dans les conférences universitaires que j’ai écoutées et auxquelles j’ai pu participer, j’ai eu cette impression de « moi je vais vous expliquer ce que vous êtes en train de faire ». J’ai aussi vu des artistes hip-hop se fâcher contre ça, à juste titre.
Pour des rappers comme Tupac, je pense que c’est clair en lisant le livre qu’il présentait une philosophie réfléchie et consciente. Mais tu parles également de tes élèves qui t’ont fait écouter Lil Yachty. Même si on peut trouver des idées philosophiques dans ses textes, on peut penser que ce n’est pas aussi conscient. Est-ce que la philosophie a besoin d’être consciente pour être valide?
J’écrirais pas un livre de 100 pages sur Lil Yachty, mais j’écrirais certainement un article de 10 pages! Le gars est fascinant. Il est straight edge, mais tu le regardes et t’as l’impression qu’il est gelé ben raide sur le sirop… Sauf qu’il a une démarche claire.
Pour moi, tout a une philosophie. Je suis assis dans un parc en ce moment, et il y a un arbre. C’est quoi la philosophie d’un arbre? J’y crois profondément, si tu regardes quelque chose avec assez de sérieux, tu peux trouver quelque chose de profond.
J’ai lu un livre fascinant l’an passé qui s’appelle Forêt. C’est 400 pages sur la forêt. Y’a moyen de philosopher sur tout, et sur Lil Yachty aussi.
Donc, qu’un rappeur ne fasse pas consciemment de la philosophie ne rend pas son oeuvre moins philosophique?
Tant qu’à moi, non. Dans le chapitre sur NWA, la critique implicite du contrat social de Hobbes pour moi là elle est claire comme de l’eau de roche.
Mais à l’opposé de ça, j’étais dans une conférence du DJ de NWA, Dj Yella, à Concordia l’an passé. À la fin, une femme s’avance et demande « Qu’est-ce que vous pensez de la politique dans votre musique? ». Évidemment, tout le monde a pensé à Fuck the Police quand la dame a dit ça.
Pourtant, sa réponse, et j’ai adoré ça, a été de dire : « Voyons donc, nous on faisait pas de la musique politique, pantoute! Public Enemy, ça, oui, mais pas nous autres! » Je me suis dit: « Ok, il ne voit pas ça comme politique », mais ça ne veut pas dire que ça n’a pas une portée politique. Quand t’as le FBI sur le dos, je pense que ta musique est politique! C’est pas grave si lui ne le revendique pas, à un moment donné, l’oeuvre existe indépendamment de l’artiste.
À plusieurs reprises au cours du livre, tu soulignes le passé criminel de certains rappers, qu’on parle des accusations d’attouchements sur des mineurs contre Afrika Bambaataa ou encore de Tupac qui a fait de la prison pour agression sexuelle. Le fait qu’ils soient des êtres faillibles, est-ce que ça rend leurs idées moins valides?
C’est une question difficile… Je la prendrais en deux temps. Mettons la misogynie et les abus sexuels de côté pour l’instant.
Quelqu’un de faillible, ça valide la pensée, ça montre qu’elle est incarnée. Quelqu’un de trop parfait, ça cache quelque chose, il y a anguille sous roche.
Selon moi, quelqu’un de faillible, ça valide la pensée, ça montre qu’elle est incarnée. Quelqu’un de trop parfait, ça cache quelque chose, il y a anguille sous roche.
Maintenant, si on regarde par exemple la question de Tupac Shakur, il était incarcéré pour agression sexuelle quand il a lu Le Prince de Machiavel. […] Le gars a fait de la prison. Est-ce que je vais arrêter de m’intéresser à lui pour autant? Ben non! Pourquoi? Si j’ouvre Le Prince de Machiavel, il dit: « La fortune est femme, nous devons la battre… » De grands philosophes de l’histoire sont misogynes ou racistes. Hobbes était un raciste éhonté. Est-ce qu’il faut qu’on arrête de les lire?
C’est pour ça que je pense qu’il faut qu’on souligne les crimes des artistes. Dr Dre a battu Dee Barnes, mais sa musique est pas moins bonne pour autant. Après ça, elle est où la ligne pour séparer l’oeuvre et l’artiste? Si ça dépasse toutes les bornes, tu ne peux plus, mais c’est à chacun de dealer avec ça. Disons que c’est une question que je ne prétends pas régler […] c’est une question que chacun doit régler à propos de chaque artiste.
Quand j’écoute Tupac et qu’il traite les femmes de « B word » à tour de bras, ben ça m’énerve. Je trouve qu’il fait fausse route. J’ai l’impression qu’il aurait pu, avec le temps, comprendre ses torts dans son attitude avec les femmes, comme Dr Dre, comme plein d’autres.
Mais si t’es une personne sans foi ni loi qui se fout de la morale, tu risques de faire des choses horribles envers d’autres personnes.
Au Québec, en ce moment, il y a une explosion de popularité du rap queb. Mais en même temps, les artistes qui sont médiatisés , qu’on pense à Alaclair, Loud, Dead Obies, ne sont pas nécessairement rattachés aux racines du mouvement: ils sont blancs, souvent issus de la classe moyenne… Est-ce que le rap queb est quand même du hip-hop?
Moi je pense que tout ça reste du hip-hop. À la toute fin du dernier chapitre, je parle de Brockhampton, qui amène le hip-hop ailleurs, moi je trouve ça fantastique, Dieu merci!
Au Québec, je pense qu’on est en train de se rendre compte qu’on ne peut pas tourner le dos à des Enima, à des MTLord, à des 5sang14, à des Tizzo et à tout ce qui est rap de rue.
Mais en même temps au Québec je pense qu’on est en train de se rendre compte qu’on ne peut pas tourner le dos à des Enima, à des MTLord, à des 5sang14, à des Tizzo et à tout ce qui est rap de rue.
Alaclair, c’est des amis, c’est de la bonne musique ce qu’ils font, mais tu ne peux pas parler de l’un [NDLR: le rap plus grand public] sans parler de l’autre [le rap de rue].
Tu disais que le Québec a du rattrapage à faire, je ferais le saut et je dirais que le Québec a du rattrapage à faire en matière de Hip-hop studies aussi. Mais ça commence!
En lisant le livre, j’ai eu l’impression que le mouvement est né dans une volonté d’unité, mise de l’avant par Afrika Bambaataa, mais qu’il y a eu une fracture au tournant des années 90 avec NWA, Tupac, où la compétition et les guerres intestines du mouvement ont pris le dessus. Je me trompe?
L’unité, ça a toujours été un idéal, mais elle n’a jamais vraiment existé. Je cite In Search of the Global Hip Hop Generation, un livre de Sujatha Fernandes, une auteure australienne que j’ai rencontrée dans un colloque et dont le propos est centré autour de l’idée d’unité d’Afrika Bambaataa. Elle pose la question : ça existe-tu?
Elle se promène partout dans le monde: elle va à Cuba, elle demande s’il y a vraiment une unité dans la scène cubaine et non, pas vraiment… Finalement, c’est comme si c’était l’idée des néo-platoniciens, qui disaient que tout est dichotomie entre le multiple et l’un. Dans le hip-hop, c’est la même chose; on s’éclate et on se réunit.
Je vois pas une division, c’est plus comme s’il y avait une prise de conscience: on veut avoir une place politique, il faut combattre le feu avec le feu. Si on est dans une société où il n’y a pas de règles, on va jouer comme ça nous aussi.
Le livre s’arrête à Lauryn Hill, parce qu’il faut bien s’arrêter quelque part. Mais qui, selon toi, sont les rappeurs philosophes aujourd’hui?
On ne peut pas passer à côté de Kendrick Lamar. C’est frappant. Par exemple, si on prend la pièce Alright du deuxième album, elle a quelque chose de prophétique. Cet homme a un ton, une aura prophétique que je trouve fantastique.
L’artiste que je nomme souvent depuis l’année dernière, je l’ai découvert à la Fierté, c’est Big Freedia de la Nouvelle-Orléans. C’est un homme – en fait lui dirait « vous pouvez m’appeler homme ou femme » – qui fait du Bounce, de la grosse musique vraiment forte, agressive et queer.
Je me dirige aussi vers le rap local. Tizzo, c’est quelqu’un qui, dans sa vision du monde et dans son jargon, a une philosophie. Le verbe qu’il choisit, « fouetter », il y a quelque chose de tellement fort dans cette image-là! Et ça se décline de 46 000 autres façons par la suite. L’urgence de vivre qu’il a, l’existentialisme de l’affaire…
Et une dernière, pourquoi pas Cardi B? Sur son album, il y a tellement d’idées. La toune Be Careful, c’est une de mes chansons préférées des cinq dernières années. C’est fort, doux mais agressif en même temps. Cardi B, c’est sûr qu’il y a quelque chose là-dedans, ne serait-ce que la façon dont elle utilise Instagram pour s’exprimer.
Et ce qui est drôle, c’est qu’on dirait qu’elle le sait qu’elle est sous-estimée. « Allez-y, moi, je vais continuer de ramasser les dollars, je m’en fous! »
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