Rush
Grace Under Pressure
Anthem, 1984
Ceci est ma vingtième chronique publiée en ces pages, je ne ferai pas de quartiers et j’irai droit au but avec une révélation-choc : j’ai longtemps été profondément habité par la musique de Rush.
Rush est à la musique ce que le sac-banane est à la mode
Ça nous place au cours des quelques années qui auront précédé ma phase dite du « sac-banane », où j’étais nourri d’une belle foi en la vie, malgré un facteur cool qui rasait les pâquerettes. Parce que c’est bien connu, Rush est à la musique ce que le sac-banane est à la mode ; un truc qui fait des adeptes convaincus à travers le temps et que l’on regardera avec une méfiance amusée ; un truc complètement dépourvu de méchanceté, mais néanmoins rarement à propos.
N’aime pas Rush qui veut. En fait, aimer Rush ne s’est jamais fait sur une base volontaire ; on devient un Rush-head, tout simplement. Non, personne, jamais, ne s’est dit un jour : « Tiens, je vais écouter ça Rush, pour voir, des fois que ça me plairait. » Jamais. Rush, c’est un peu Dungeon & Dragons, dans la mesure où le niveau d’indifférence des personnes non concernées peut atteindre des sommets fulgurants. Je crois même qu’il ne se trouve personne pour détester le groupe; on est pour, ou on s’en fout.
On commencera à écouter Rush à un âge où l’on n’aura encore aucune idée de ce que l’on aime, mais un âge où l’on voudra apprendre, où l’on voudra se faire, pour ainsi dire, gaver de notes et de mots, gaver de riffs complexes à reproduire sur un instrument imaginaire avec une exactitude maladive, gaver de sujets plus grands que nature, de mondes anciens ou d’un certain futur, gaver d’une discographie infinie (19 albums, 10 lives) qui traverse les époques sans jamais avoir été, de près ou de loin, la saveur du jour. Les adeptes seront adolescents et caucasiens dans une proportion impressionnante ; de jeunes hommes blancs qui se cherchent discrètement une porte de sortie légitime au heavy metal. L’attachement au groupe, par la suite, sera inversement proportionnel au développement social de l’adepte en question.
Dans mon cas, ça a collé longtemps, puis, comme bon nombre de passions adolescentes, ça a tout été nié en bloc. Quand t’as aimé Rush, tu le cries pas sur les toits. Ça reste dans le jardin secret. Des fois, ça viendra sur la table lors d’une discussion, à la surprise des deux interlocuteurs. La vieille lubie se refera un chemin, des yeux brilleront, de vieux débats ressortiront, puis on changera de sujet après un silence gêné, comme deux personnes qui n’auraient pas dû s’embrasser.
Quand t’as aimé Rush, tu le cries pas sur les toits.
La discographie, je l’avais qui s’étendait sur les supports cassettes (originales ou copiées), CD et vinyle ; j’ai tout revendu ça pour me garnir en Stones et Led Zeppelin. Puis, il y a deux ou trois ans, j’ai racheté Grace Under Pressure avec le sentiment qu’il aurait peut-être traversé le temps. De tous les albums, Grace est celui que j’ai le moins écouté, parce qu’il reflétait le passage délicat, voire maladroit, de mon groupe préféré à travers une décennie qui ne lui appartenait pas. Ça tient pour Rush, mais aussi pour pas mal n’importe quel artiste des 70’s. À part Tom Waits, évidemment. Mais reste que j’y suis retourné et merde, je me disais, c’est pas du tout mauvais. Je veux dire, ça reste Rush, le corps se retrouve impliqué d’une étrange façon, qu’il le veuille ou non, mais somme toute, j’écoute Distant Early Warning et le futur évoqué ici me touche d’une façon que le jeune adolescent n’aurait jamais saisie.
J’ai écouté ça, cette semaine, en plein jour, la garde baissée. J’ai constaté que je me rappelais encore des paroles et que mon air-bass n’avait rien perdu de sa vigueur. J’étais encore tout frais de mon écoute de la série documentaire The Evolution of Hip-Hop et j’arrivais à trouver tout plein de passages intéressants à sampler. J’étais dans la zone. Puis ma femme a lancé, entre deux trucs à gérer sur sa to-do list :
« Pis… c’est quoi qu’on est en train d’écouter, là ? »
Cette question, sur ce ton, n’annonce jamais rien de bon.
Ça adonnait bien parce que pour vrai, rendu au côté B, j’étais un peu tanné.