Herb Alpert’s Tijuana Brass
Whipped Cream & Other Delights
A&M Records, 1965
Quand j’ai acheté mes étagères rouges, je me suis en quelque sorte promis de ne m’en tenir uniquement qu’à ce nouvel espace pour entreposer ma collection. Un pacte avec moi-même, pour ne jamais tomber dans la bête accumulation de vieux albums qui donne de faux airs d’immensité ; tout le monde s’est déjà fait offrir une ou plusieurs caisses de disques sortis du fond du garage d’un oncle adoré ou pas, y a rien de mal à ça. Moi je vous dis, gardez juste le bon et ce qui vous fait bonne impression. Le reste, balancez-le, vous ne l’écouterez jamais de toute façon.
Je me disais donc que le jour où les tablettes seraient pleines et que je n’arriverais plus à me départir d’un seul disque, ce jour-là, j’aurais atteint un niveau de pureté inestimable, au sommet de mon art, une collection où chaque album a fait l’histoire, qu’elle soit personnelle ou universelle. Ça a vite fait son temps, cette idée. Des plans pour virer vieux borné. Et j’achète des disques et j’ai trop de plaisir pour arrêter. J’en achète pas beaucoup, mais j’en achète toujours. Alors je me garde une pile de disques dont je projette me défaire. Un petit purgatoire où y a quand même un bon roulement; plutôt que de tomber dans le grand ménage une fois chaque année ou deux, je préfère y aller sporadiquement, un peu au hasard. Parfois, le coup de tête est un peu fort, mais je n’en suis jamais venu à regretter le geste.
Cet album, dans mon panthéon personnel, arrive loin devant le catalogue Sears.
Tout ça pour dire que l’autre matin, je faisais un dernier spot-check dans ma pile de laissés pour compte, avant d’aller rendre visite à La Fin du Vinyle sur Saint-Laurent. Mon habitude, c’est d’arriver là avec un sac de vingt, trente albums, pour en ressortir avec trois ou quatre trucs qui me feront envie, selon la valeur d’échange. Y’en a qui se font des cures ou qui vont au spa, moi je troque plein de vieux pour un peu de nouveau, et je crois bien arriver au même résultat.
J’étais parfaitement en paix avec tout ce que je laissais aller, jusqu’à ce que je tombe sur cette copie Whipped Cream & Other Delights, et l’onctueuse créature du paradis en pochette m’a vite fait réaliser que je commettais là une erreur de novice, qu’après tout ce temps passé ensemble, tout ce qu’elle avait fait pour moi, j’avais pas de cœur, je pensais à quoi, franchement.
C’était pas un caprice de sa part. Cet album, dans mon panthéon personnel, arrive loin devant le catalogue Sears. Et comme je suis né en 1977, mon enfance s’est déroulée au rythme des cassettes. Vous savez, les rééditions qui présentaient en pochette l’image du vinyle dans la moitié supérieure, et les titres sur fond blanc dans la moitié du bas. C’est peut-être ça, ma myopie d’aujourd’hui ; je me suis brisé les yeux sur cette toute petite femme en crème fouettée et pourtant, je connais ce regard, cette bouche entrouverte et oh, ce galbe par cœur. Je vous cacherai pas que la première fois que j’ai tenu entre mes mains une copie vinyle, j’ai poussé un petit cri aigu.
La musique, elle, frôle la perfection, dans les limites du genre auquel elle se frotte, c’est-à-dire le Mariachi-cocktail du côté blanc de la frontière, le Tex-Mex grand public. Un grand succès à l’époque. L’auditeur distrait parlera de musique d’ascenseur, mais il serait plus juste d’aller vers le jeu télévisé. Pensez un instant à l’espoir qu’insuffle un thème comme celui de The Price is Right. Herb Alpert, c’est un peu ça, mais avec ce sweet latin touch en plus. Franchement, si vous n’aviez à posséder qu’un seul album du genre, que ce soit donc celui-là. Pour la pochette classique, pour les sourires en coin, pour la version de A Taste of Honey en ouverture, tout ça ne vous coutera pas plus que deux ou trois dollars et vous n’aurez pas à chercher longtemps, je vous le promets. Mais vous ne tomberez pas sur ma copie, parce que je la garde, finalement. Au même titre que je garde les deux autres que j’avais déjà.