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J’écoute des disques: Dave Brubeck Quartet – Jazz Impressions of Japan

« Cet album se mérite une place de choix dans ma collection et pourtant, il n’y restera pas. »

Par
Michel-Olivier Gasse
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Dave Brubeck Quartet

Jazz Impressions of Japan

Columbia, 1964

Je tiens quelque chose de beau ici. Beau dans la mesure où cet album du quartet de Brubeck remplit à lui seul un bon nombre des critères pour rendre heureux le gars qui aime fouiller les vieux disques.

D’abord, je l’ai trouvé à l’Entraide pour un dollar, avec dans les bras un bébé d’un an en suit d’hiver. Bébé déterminé à faire de cette journée une mauvaise journée. On revenait du médecin — la pire expérience de sa courte vie, à en juger le bacon et l’agonie — et ce n’était clairement pas un moment pour moi, moment où je pourrais prendre le temps de flipper les quelques centaines de mauvais disques en quête d’une perle perdue. J’avais beau lorgner l’étalage, le plus gros de mon énergie et de mon corps passait dans la diversion : sautillements, chansons, Menton-fourchu et autres Cache-cache-coucou.

À la fin, j’en étais à faire des tours du meuble à disques en poussant le bébé dans un chariot d’emplettes, dans un raffut de roulettes et de grillage de métal sur le carrelage. Puis ma nature profonde a fait surface ; j’ai laissé aller le bolide sur un demi-mètre pour m’arrêter flipper quelques disques — juste quelques-uns — au hasard d’où ma main se poserait. Je suis vite tombé là-dessus, c’est jamais aussi facile. Jamais. J’ai ajouté l’album au panier de ma femme qui payait, je suis revenu vers un bébé en flash-back de crise, puis on est sortis. Ça aura pris moins d’une minute.

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Ce disque m’a coûté un dollar, mais il est également en parfaite condition, dans le plastique d’origine pour ce que ça vaut. D’accord, les coins près de l’ouverture sont légèrement arrondis, mais c’est rien pour appeler sa mère. Cet album est en parfaite forme, et ce, depuis 1964. Il faut respecter ça.

Un dollar, en parfait état, et plutôt rare, dans la mesure où il n’existe qu’un seul pressage canadien. Rare, c’est peut-être fort j’avoue, allons-y avec « peu fréquent », mais c’est pas un disque précieux pour autant. Il devait quand même se demander ce qu’il a fait de mal pour se retrouver ainsi coincé entre un disque de chansons à répondre et un Best Of d’Adamo qui sentent la vieille cave de vieux. Y a des albums comme ça qui se méritent le respect au premier coup d’œil.

Cet album a tout ce qu’il faut pour se mériter une place de choix dans ma collection et pourtant, il n’y restera pas.

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Un dollar, en parfait état, peu fréquent, mais surtout, surtout, la musique qui s’y trouve est d’une beauté renversante. Il est bon de savoir que le quartet de Brubeck en est alors à sa treizième année d’activité ; treize ans à forger sa propre esthétique, un son qu’on n’entendra jamais ailleurs, à faire paraître au moins un album par année en plus de passer Dieu sait combien de temps sur la route. Cet enregistrement fait suite à la tournée japonaise du quatuor plus tôt dans l’année et reprend, avec toute la finesse et l’intelligence à laquelle on s’attend, des éléments de la musique traditionnelle japonaise, sans jamais en faire de pastiche ou de reprise bêtement occidentale. Les ingrédients nouveaux — musicaux et philosophiques — sont plutôt imbriqués à ce jazz savant, avec cette touche impressionniste qui vient, telle une mayonnaise parfaitement montée, sceller le tout dans un festival de bon goût.

Cet album a tout ce qu’il faut pour se mériter une place de choix dans ma collection et pourtant, il n’y restera pas. C’est qu’aussitôt à la maison, j’ai pris soin d’avertir le père Poirier de ma trouvaille. Le père Poirier, je vous en ai parlé dans un texte précédent, il collectionne le jazz à fond de train et se fait un point d’honneur de ramasser tout ce qu’il trouve de Brubeck. Je lui ai laissé un petit mot bien inoffensif, du genre « Pis lui, tu l’as-tu ? », avant de faire souper ma fille et de la préparer au coucher. Une fois la routine passée, Poirier avait bien dû me laisser une quinzaine de messages où s’étalait une belle gamme d’émotions ainsi que plusieurs propositions de marché à conclure. Il pourrait passer chez nous le lendemain, qu’il disait. Je lui ai dit de se calmer, le père, que le disque était à lui, mais que je me gardais le droit de choisir à compter de quand. Mais surtout, que je ne l’échangerais pas contre un pichou. J’ai reçu tout plein de suggestions, des trucs pas mauvais, d’autres qu’il essaie de me passer, et certains qui ont même plus de valeur sur le marché, mais rien encore qui équivaut l’implication émotive suscitée chez le père Poirier. C’est là que ça devient intéressant : je suis pas pressé.

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Alors fouille tes bacs, le père, tu sais comme moi que t’as ce qu’il faut pour me donner le genou mou. Faudra juste savoir t’en défaire. En attendant, je vais retourner l’écouter, cet album-là, parce que je l’ai tu dit, c’est pas de la petite musique, mon ami.

J’ai hâte que t’entendes ça.