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Je suis allé voir Black Flag aux Foufs avec ma collègue de la génération Z

Y'a pas de doutes, nos jeunes sont différents. Comme on l'était à l'époque.

Par
Benoît Lelièvre
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« Quand j’ai eu Netflix, j’ai arrêté d’écouter de la musique pendant un long bout. Je regardais mes émissions dans l’autobus au lieu d’écouter des tounes. »

Suite à cette brûlante confession, ma collègue Jade, 19 ans, avale une gorgée d’eau tiédasse du Frite Alors! sur St-Denis. Elle me regarde avec un mélange d’amusement et d’appréhension, un regard qui la suivra toute la soirée.

Ce soir, on s’en va voir les co-créateurs du mouvement hardcore punk, Black Flag. Partiellement oublié par les plus jeunes générations, Black Flag est un groupe influent de la musique punk et du rock contemporain en général. Vu l’âge vénérable de son fondateur Greg Ginn (bientôt 69 ans), c’est peut-être la dernière fois qu’ils viennent faire leur tour en ville.

Quand j’ai dit à mon rédacteur en chef Jean-Pierre que je voulais aller les voir pour la job, mais que je ne savais pas trop quel angle prendre, il m’a dit : « Emmène donc Jade avec toi! »

Elle aime Orelsan, Lomepal, Angèle et Adele.

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Franco-italienne d’origine et basée à St-Bruno-de-Montarville par le biais de Jonquière et Marseille, Jade n’a aucune raison de connaître Black Flag. Ni même le punk rock en général. Elle aime Orelsan, Lomepal, Angèle et Adele. « Adele, c’est ma vie », m’explique-t-elle. Elle va d’ailleurs voir Angèle au centre Bell avec ses parents et son frère, la semaine prochaine.

Un parcours plus conventionnel, similaire à celui de 80 % de mes collègues du bureau sous l’âge de 30 ans. Elle a les oreilles pures.

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Même si elle avait eu le double de son âge, Jade n’a simplement pas le profil de quelqu’un qui tripe sur Black Flag. C’est pour ça que Jean-Pierre a cru bon de nous confier la couverture du spectacle. Parce que j’ai 40 ans. Parce qu’elle en a 19. Parce que j’ai dû voir au moins 50 concerts aux Foufs dans ma vie et qu’elle n’y a jamais mis les pieds. Parce qu’elle aime Adele avec la même férocité que j’aime Slayer. Parce que ça fait deux semaines qu’elle est au bureau et qu’on s’est à peine dit bonjour.

Tout nous sépare et pourtant, nous voici.

Fomenter une émeute à un show punk, est-ce que c’est punk?

« Il y a comme une odeur de piscine, tu trouves pas? », me dit Jade après avoir gravi les escaliers menant à la salle de spectacle la plus accueillante et claustrophobe de l’île. « Comme une odeur de chlore, non? »

C’est pas faux. Malgré les allergies obstruant à moitié mes conduits olfactifs, les effluves de machines à fumée mélangées à celles des produits nettoyants ressemblent en effet à l’odeur du chlore.

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Les Foufs sont endormies, à notre arrivée. On se commande une consommation au bar sans même avoir à attendre notre tour. Une Archibald pour moi, une White Claw pour elle. C’est adorablement de son âge, se saouler avec de l’eau parfumée.

Bon, j’arrête de juger à partir d’ici. Promis.

« À quel genre de faune tu t’attends, ce soir? »

« Principalement homme », me répond-elle d’un air pensif. « Ouais, plus homme. Plus vieux. Avec un certain vécu dans le visage et les manières. »

Beaucoup de monde habillé pour la guerre avec des vêtements sacrifiables, mais beaucoup d’autres sur leur 36 aussi.

On fait tranquillement connaissance, accoudés au fond de la salle pendant que les premiers spectateurs arrivent. Des barbes grises. Des petites bédaines. Des tattoos. Des piercings. Quelques couples aussi. Des punkettes d’environ mon âge avec un style impeccable. Beaucoup de monde habillé pour la guerre avec des vêtements à sacrifier, mais beaucoup d’autres sur leur 36 aussi. Dans une palette de couleurs sombre et chaotique, on s’entend, mais sur leur 36 quand même.

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Les spectateurs présents expriment leur amour non verbalement – par leur énergie, leurs vêtements. Parce que verbalement, c’est une autre histoire.

Voyez-vous, l’ouverture des portes était à 19h. Le groupe était censé monter sur scène à 20h, mais à 20h40, toujours aucune trace du quatuor. Une inertie tendue gagne les Foufs. Chaque fois que quelqu’un ouvre la caméra de son iPhone, des applaudissements fébriles parcourent la salle jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’il ne s’agit que d’un spectateur prenant en photo la grosse caisse du batteur. « Voyons donc, c’est ben long, tabarnak », s’exclame une punkette blonde haute comme trois pommes derrière moi.

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Elle s’excuse tout de suite lorsque je me retourne vers elle en riant. « À quelle heure on commence à lancer nos bières sur la scène? Neuf? » La jeune dame perd tout de suite son sourire et me regarde droit dans les yeux, validant mon plan : « OK ».

Ce genre d’atmosphère m’est tellement familière que j’oublie presque la présence de Jade à mes côtés. Quel genre de soirée suis-je en train de concocter à ma jeune collègue, exactement? Avant que je ne m’en inquiète trop, le groupe monte enfin sur scène pour son premier set de la soirée : une interprétation complète de leur deuxième album My War.

C’t’une fois, un vieux queb’ de la Côte-Nord et une jeune marseillaise au show de Black Flag

Une fois les décibels libérés, le plancher des Foufs se transforme immédiatement en zone de guerre. Vous avez peut-être déjà fait quelques mosh pits dans votre vie, mais aux Fous, c’est toujours spécial. Quand ça lève, c’est difficile de se cacher, surtout si on veut être en avant. C’était quand même assez jovial et respectueux, mais ça brassait.

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Jade et moi nous sommes faits bousculer un brin par la foule anxieuse de lâcher son fou jusqu’à ce qu’on trouve refuge derrière deux larges messieurs aux coiffures hirsutes, vêtus de battle vests de cuir. Encerclés, les odeurs de toppe et de sueur commencent à nous caresser les narines. Jade ne flanche pas. Elle n’est visiblement pas confortable (qui le serait, la première fois?), mais telle une Nancy Drew des temps modernes, elle semble déterminée à élucider le mystère Black Flag.

Black Flag, ce n’est pas exactement le cousin rebelle intense dans les partys de famille. C’est la personne que votre cousin ben intense trouve intense.

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Le groupe lui facilite la tâche en livrant l’une des prestations viscérales et percutantes qui ont fait sa réputation. Mike Vallely hurle à s’en hypertrophier les veines du cou. À chaque beuglement, il se plie en deux comme si quelqu’un venait de le frapper. Black Flag, ce n’est pas exactement le cousin rebelle intense dans les partys de famille. C’est la personne que votre cousin ben intense trouve intense. Les voir en spectacle me fait mieux comprendre pourquoi ils sont devenus des légendes du milieu.

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Un homme corpulent derrière nous raconte à sa conjointe avec enthousiasme et plénitude à quel point ce soir, il distingue mieux la guitare de la basse que sur les enregistrements originaux. « Il est vraiment cute », me confie Jade avant de me faire poser pour un BeReal. Non, ceci n’est pas une blague sur la génération Z. On a vraiment pris un BeReal ensemble. J’ai l’air un brin terrifié.

Si elle est capable de voir la beauté dans un moment comme celui-ci, c’est qu’elle va probablement sortir d’ici vivante ce soir. Elle apprend vite, la jeune.

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Le punk rock, vu d’un œil extérieur

« Grouille-toi, je travaille dans quarante-cinq minutes », lance dans la langue de Shakespeare une voix dans la foule pendant que Mike Vallely branche son micro, juste avant son deuxième set. Ça fait rire tout le monde. On est tous à un peu à fleur de peau à force d’attendre, mais on ignore aussi si c’était exactement l’état d’esprit dans lequel le groupe souhaitait que l’on soit.

Réputé pour donner des concerts combatifs à des foules hostiles, Black Flag semble obstiné à garder cette vibe en vie, malgré l’âge avancé des deux membres clés.

L’énergie du mosh pit et du body surfing impressionne Jade. Elle me confie en avoir déjà fait aux initiations du cégep, soit dans un contexte beaucoup moins chaotique. Un jeune homme monte sur scène à un moment donné, exécute un salto arrière et disparaît dans une marée de corps en mouvement. Il émet un bruit terrifiant en touchant le sol, mais se relève sans dégâts. C’est tough, un punk.

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On quitte un peu avant la fin parce que Jade doit attraper un autobus qui passe une fois par heure afin de rentrer chez elle. « Comment décrirais-tu ta soirée en trois mots? », je lui demande en descendant l’escalier de la salle de spectacle des Foufs.

Elle hésite. C’est beaucoup d’énergie et d’émotions à absorber en une seule soirée. « Convivial? », se risque-t-elle d’abord.

Choix intéressant. Il ne me serait pas venu à l’esprit, mais c’est vrai qu’il régnait une atmosphère sympathique de barbecue entre marginaux. « Énergique? Étourdissant? », enchaîne-t-elle.

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Une autre analyse juste. Surtout à chaud, comme ça, après s’être fait brasser toute la soirée par des corps suants. De mon côté, j’ai l’impression d’avoir initié une petite sœur aux plaisirs du whisky. C’est pas quelque chose qu’on peut assimiler sur-le-champ, mais Jade s’est montrée ouverte, sensible et curieuse à une musique et une culture qu’elle ne connaît pas du tout. J’ai aussi perçu (peut-être à tort) un désir d’être à la hauteur du moment. Rien d’anormal pour quelqu’un qui est au bureau depuis deux semaines. Je ne pense pas avoir fait de Jade une fan de Black Flag, mais elle s’en est mieux sortie que moi à un spectacle d’Angèle.

On aime bien créer des barrières entre les générations avec des termes qui nous donnent l’air intelligent, alors qu’en réalité, il y a plus de ponts que de gouffres. Jade est née dans un monde hyperconnecté. Elle a grandi avec les réseaux sociaux. Mais comme un jeune, ça a soif de nouveauté et de sensations fortes, elle est quand même venue vivre une expérience à 99 % analogue avec moi.

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Cette partie-là n’a pas changé et je souhaite qu’elle ne change jamais.