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Les trajets en bus et en métro m’offrent du temps pour mes deux passions favorites: lire et épier les gens. Souvent, je suis tiraillé entre les deux activités.
Aujourd’hui, en route pour Rimouski dans l’autocar d’Orléans Express, je choisis d’observer la race humaine. De toute façon, il est 6 heures du matin. À l’aurore, je suis trop alangui/endormi pour Kundera.
Dans le bus, je tourne les pages de La Plaisanterie sans ne rien retenir. C’est un subterfuge, un alibi; j’écoute attentivement la discussion de deux jeunes parents, entourés de leurs deux enfants, tous assis sur les sièges devant moi. Le trajet est long et leur langue est déliée. Si bien qu’en arrivant à destination, j’ai l’impression de les connaître tous.
Je les connais et les aime tant.
Tout le clan m’est familier. Je sais qui ils vont voir (leur grand-mère maternelle Suzanne), je connais leurs préférences et restrictions alimentaires (le plus jeune, Boris, capote sur le fromage en grains et la mère a une intolérance au gluten) et le nom de leurs amis (le père joue au squash avec son pote Philippe, alors que la petite Delphie a deux best friends ex aequo dans son cœur: Jacinthe et Frédérique).
Je les connais et les aime tant que j’ai envie de leur offrir des billets pour la pièce que je m’en viens jouer à Rimouski. Ils me diraient oui, c’est clair. D’ailleurs, je sais que Delphie aime le théâtre: l’année dernière, c’était elle la fée dans la pièce de fin d’année des 5es années. Casting parfait.
Et je veux qu’ils m’aiment.
D’ici, de ce que je vois entre les deux sièges derrière moi, elle semble être une petite enfant lumineuse, absolument féerique. Le père a l’air beau, aussi beau que sa voix posée et rassurante. La mère a certainement d’adorables fossettes pour aller de pair avec son ton enjoué et aimant. Et ma main à couper que Boris est craquant, avec son sourire troué, depuis sa dent perdue vendredi passé, dent qui lui a rapporté la rondelette somme de cinq dollars.
Je les aime, je les aime, je les aime.
Et je veux qu’ils m’aiment. Être le mononcle fou qui vient les visiter une fois aux trois mois, qui leur apporte des surprises ridicules, dans le but de leur extorquer de puissants éclats de rire.
Terminus. Le chauffeur nous invite à sortir du bus. Je prends mon sac et me lève, rempli d’une ferveur identique à celle qui précède une date avec un Super Match Tinder. Lui plairai-je comme il me plait?
Je les scrute de plein fouet.
Dans l’allée, je laisse passer la petite famille: mes futurs amis. Je leur fais des sourires beaucoup trop intenses qu’ils ne me rendent pas. En fait, ils font l’inverse. Ils me font tous un air de bœuf. Chacun des membres me regarde comme si j’étais un abuseur d’enfant, un weirdo ou un véritable fou. Je sens du mépris et de l’agacement dans les yeux de mon clan chéri.
Je les scrute de plein fouet. La mère n’a finalement aucune fossette aux joues; juste une craque sur le menton qui lui octroie une disgracieuse paire de fesses sous la bouche. Le père louche un peu et a énormément de tartre sur les dents, de quoi nourrir à l’année la trâlée de pluvians, les oiseaux qui nettoient les gencives de crocodiles en Égypte. Delphie n’a strictement rien de féerique, à part son horrible tee-shirt brodé de paillettes qui scintille plus que la lueur dans ses yeux, cliniquement morts. Et Boris n’est pas en reste, digne représentant de la famille Airdebœuf; il a l’air parfaitement sot avec sa dent manquante.
J’aurais dû lire plutôt que de m’intéresser à des gens sans cœur.
Ma compassion pour eux se désintègre d’un coup, se dégonfle d’un jet. Tout un trajet à avoir inutilement aimé cette famille. Tout cet amour muet gaspillé. J’aurais dû lire Kundera plutôt que de m’intéresser à la vie des gens sans cœur.
Dehors, je récupère mon bagage dans la soute. Boris a une petite valise orange identique à la mienne, un autocollant des Canadiens en sus. Les parents lâchent un petit rire étonné – rire dénué de tendresse – pendant que Boris et moi avons un eye contact prolongé. Il est désarçonné. Je souris, mais mes yeux disent: bon choix, mais elle me va clairement mieux à moi qu’à toi, petit junky (de fromages en grains) édenté! Je crois déceler dans ses yeux: vous êtes ben weird, monsieur. C’est clairement une valise d’enfant.
Je passe le plus près possible de ses petits pieds pour lui rouler sur les orteils. En espérant que grand-maman Suzanne vous empoisonne, petite famille heureuse.
Je m’éloigne du clan Airdebœuf et j’appelle un taxi pour me rendre au théâtre. Tout le long du trajet, je lirai Kundera.
Pour lire un autre texte de Simon Boulerice: «Chante, ta voix est pas si pire».
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