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Je ne suis pas si pauvre que ça

Je suis même quelque chose comme un peu riche.

Par
Judith Lussier
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À part François Saillant, personne n’a envie de passer pour un pauvre. Surtout pas quand on a passé l’âge d’être punk, et qu’on n’a pas encore atteint celui où l’on se replie sur les livres vantant la simplicité volontaire. Entre les deux, on veut se dire qu’on est en train de réussir sa vie, tel qu’il était prévu au chapitre succédant la période punk, et rassurer nos parents quant à notre capacité à vivre éventuellement sans qu’ils n’aient à endosser nos demandes de prêts.

Ceci dit, il est généralement de mauvais ton de dire que l’on fait de l’argent. Surtout si on est un Québécois d’ascendance francophone et, pire, catholique. Ça fait prétentieux, parvenu, c’est louche, et ça rend la tâche plus difficile encore pour aller au paradis que pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille.

Mais il y a de ces moments où l’on doit remettre les pendules à l’heure. Comme ceux où l’on se fait prendre en pitié par des salariés qui se pensent meilleurs que nous. Récemment, je parlais à un collègue. Je dis «collègue» au sens large, puisque comme je travaille de la maison, ma seule vraie collègue de bureau est mon amoureuse. Lui et moi ne partageons que le fait d’être journalistes, et encore. Lui, c’est un salarié, comme la plupart des Québécois. Nous parlions de job, donc, et même de salaire. Je lui demandais si sa voiture était payée par la compagnie. Non. Il m’a demandé si je mangeais à ma faim.

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Euheum. Non seulement je mange à ma faim, mais je mange à ma faim bio.

C’est sûr que quand on dit à un agent d’immeuble qu’on écrit pour des magazines… à la pige, la visite des lieux prend une autre tournure. Généralement, elle s’accélère et on passe rapidement sur les détails de toit refait en 2002. À la limite, je pourrais me dire que c’est rigolo. Que j’ai bien hâte de voir sa face quand on enverra l’offre d’achat. Mais je suis tannée qu’on se moque de nous, les travailleurs autonomes. Qu’on nous demande si on trouve encore du beau stock au Village des valeurs. Qu’on nous offre des jobs en pensant qu’on nous rend service parce qu’on fait pitié. Qu’on nous invite au Palais Montcalm parce que c’est sûrement plus dans notre budget.

Non seulement crée-t-on notre propre emploi, mais dans la plupart des cas, on arrive à en vivre décemment, avec une qualité de vie que les salariés peuvent nous envier. Combien d’entre eux pourront remettre leur travail à plus tard et aller à la plage mercredi alors qu’il fera 32oC? Qui peut manger des légumes bios avec son amoureuse à l’heure du dîner? Qui peut se lever à 10h un lundi matin, si ça lui tente, et travailler en pyjama toute la journée, au seul péril de ne pas se prendre trop au sérieux?

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Se prendre au sérieux, c’est peut-être ce qui manque le plus aux travailleurs autonomes. Et c’est peut-être pour ça qu’on nous prend en pitié. J’irai d’une métaphore sportive pour illustrer mon propos. Dans la ligue de balle molle des médias, les travailleurs autonomes sont représentés par l’AJIQ. Nous avons de beaux chandails blancs et oranges rétros. Or, non seulement les gars de La Presse ont un uniforme complet, ils ont un bat boy. Même Rue Frontenac a l’air moins pauvre que nous sur le terrain.

J’ai un ami travailleur autonome qui a réglé ça en s’achetant une Audi, et un autre qui a réglé ça de même. Pour ma part, j’aurais envie de vous dire que je mange du homard plus souvent que toutes les fois où j’ai eu un salaire, mais ma collègue de bureau est plus stratégique que moi: «Dis-leur pas!», m’a-t-elle lancé. «Si ça se sait, que c’est si facile, on va avoir de la compétition». C’est peut-être parce qu’ils sont rusés comme elle qu’il y a si peu d’entrepreneurs au Québec.

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