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« Je ne suis pas mon vécu » : réussir autrement à la Maison Tangente

« Je ne suis pas mon vécu » : réussir autrement à la Maison Tangente

Dans cette maison d'hébergement pour jeunes, chaque petite victoire compte.

Par
Salomé Maari
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Assise sur la terrasse de la Maison Tangente, une Auberge du cœur, Emma-Johnson, 23 ans, refuse de laisser son passé à la DPJ et dans la rue la définir. Comme bien d’autres jeunes ici, elle participe à redéfinir la réussite, une petite victoire à la fois.

J’ai passé une journée dans cette maison d’hébergement pour jeunes, où règne un sentiment de fierté et d’accomplissement.

JOUR DE MOISSON

Une agréable odeur de saucisses et de légumes emplit l’une des deux bâtisses de la Maison Tangente, située au cœur d’Hochelaga-Maisonneuve.

Isabelle, une intervenante, et Alexandre, un ancien résident, préparent un Kraft Dinner pimpé.

Alexandre, ancien résident.
Photo : Salomé Maari
Alexandre, ancien résident.
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La sonnette ne cesse de retentir : un à un, d’anciens résidents franchissent la porte de l’appartement montréalais transformé en ressource communautaire. On est mercredi, et comme c’est le cas chaque semaine, c’est jour de moisson dans la section post-hébergement de l’organisme.

Aujourd’hui, les usagers viennent chercher des denrées alimentaires, cuisiner, et repartir avec des repas. Mais ils viennent surtout passer du temps avec les intervenants et d’autres anciens, avec qui ils ont tissé des liens.

La Maison Tangente est l’une des 32 Auberges du cœur de la province et comporte trois volets. Le premier, l’hébergement, est destiné aux jeunes de 18 à 25 ans sans logis et se déploie en deux étapes : l’hébergement de courte durée, puis les logements supervisés. Ces jeunes ont ensuite la possibilité d’accéder aux logements transitoires, où ils peuvent habiter jusqu’à deux ans en colocation.

Le troisième volet, le post-hébergement, offre des services aux anciens résidents, leur assurant un soutien psychosocial, une aide alimentaire, et une certaine stabilité. Emma-Johnson fait partie des personnes qui utilisent ces services.

Emma-Johnson, ancienne résidente.
Photo : Salomé Maari
Emma-Johnson, ancienne résidente.
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LA RÉSILIENCE D’EMMA-JOHNSON

Comme environ la moitié des usagers de la Maison Tangente, Emma-Johnson est une ex-placée de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Elle y a passé une dizaine d’années. Après une enfance marquée par la violence, son adolescence n’a pas été de tout repos, empreinte de rejet et d’intimidation.

Peu de temps après sa sortie du « système », la jeune femme aux cheveux colorés a fait deux passages dans la rue, qui ont duré un total d’un an et demi. En tant que femme trans, elle a éprouvé des difficultés à naviguer les ressources en itinérance, souvent genrées, et parfois teintées de transphobie, selon elle.

Mais quand elle a atterri à la Maison Tangente, le 2 mars 2023 – une date dont elle se souviendra toujours – tout a changé.

« J’arrive, je suis une femme trans, et ils ont fait : “Pas de problème, on t’accepte”. J’ai aimé le fait que Tangente me voit réellement », explique celle qui continue de lutter contre des difficultés liées à l’estime de soi.

« C’est la première ressource qui avait totalement confiance en mes capacités. Ils savaient que j’avais du potentiel, ils savaient que je pouvais aller plus loin », poursuit-elle.

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Son passage au sein de l’organisme lui a permis de prendre confiance en elle, d’apprendre à aimer son corps, et d’adopter une routine stable et saine.

Depuis déjà deux ans, elle vit dans un logement subventionné grâce à l’organisme Dans la rue, mais elle visite encore régulièrement la Maison Tangente, où elle a bâti des liens forts avec des intervenantes. « Moi, c’est pas des parents qui m’ont élevée. C’est des éducateurs, des intervenants, des professionnels de la santé. J’ai été élevée par eux et j’ai jamais vécu sans eux. »

Aujourd’hui, Emma-Johnson continue de se battre pour changer la vision des gens à l’égard des personnes comme elle, notamment à travers le Collectif Ex-Placé DPJ, avec lequel elle a participé à l’élaboration du livre Droit de cité, sur les droits de la jeunesse, conçu par et pour les jeunes placés.

– Comment aimerais-tu que les gens te perçoivent?

– Comme une personne à part entière qui essaie de s’installer comme elle peut dans la vie et dans la société, répond-elle simplement.

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Surtout, elle ne veut pas être définie par son passé. « Je ne suis pas mon vécu », laisse-t-elle tomber fermement.

UN ENDROIT OÙ TROUVER DES PASSIONS

Au sous-sol, des tonnes de vêtements et de chaussures laissés à la disposition des usagers s’entassent près des laveuses et sécheuses. On est justement en plein lavage de sacs de couchage : les jeunes sont allés en camping, le week-end dernier.

Dans quelques semaines, plusieurs d’entre eux participeront à un tournoi de hockey où ils affronteront d’autres Auberges du cœur. L’organisme organise aussi de nombreuses autres activités, comme de l’escalade, des sorties culturelles, des ateliers d’art visuel, et un spectacle de talents.

« On a pour objectif de briser l’isolement des jeunes qui viennent ici, mais aussi de trouver des choses qu’ils aiment, des choses dans lesquelles ils sont bons », explique Jonathan Pelletier, codirecteur de la Maison Tangente.

Ici, on fait tout ce qui est en notre possible pour leur offrir les meilleures chances.

Jonathan Pelletier, codirecteur de la Maison Tangente.
Photo : Salomé Maari
Jonathan Pelletier, codirecteur de la Maison Tangente.
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CARL VEUT REDONNER CE QU’ON LUI A DONNÉ

Comme Emma-Johnson, Carl, 35 ans, est un ex-placé de la DPJ. Il a fait trois séjours à la Maison Tangente, son premier remontant à 2008. Le mois prochain, il en sera à sa douzième année en logement subventionné.

C’est d’ailleurs l’organisme qui l’a aidé à déménager. On lui a même offert un « kit de départ » – la ressource cumule vaisselle, électroménagers, divans, matelas, et autres items essentiels pour réduire les coûts associés au déménagement des jeunes.

Aujourd’hui, Carl est de retour aux études en sciences humaines au cégep. Chaque semaine, il vient faire du bénévolat à la Maison Tangente, envers laquelle il éprouve énormément de gratitude.

« J’essaie de redonner ce qu’ils m’ont donné », sourit-il.

S’il a utilisé les services de plusieurs auberges du cœur à travers les années, il explique que la Maison Tangente est celle où il a séjourné le plus souvent, et celle qu’il affectionne le plus. « Il y a une ambiance familiale qui règne. »

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Il raconte que son passage lui a prouvé qu’il est tenace et capable d’aller chercher ce qu’il veut. En 2010, il est allé travailler quelques mois en France, grâce à un programme québécois. En 2012, il s’est même présenté comme candidat aux élections provinciales. Et ça, il le dit avec beaucoup de fierté dans sa voix.

– C’est quoi, une leçon que tu as apprise ici?

Les jeunes qui entrent s’en sortent. C’est le slogan des Auberges du cœur. Je pense que c’est ça que j’ai réalisé.

« TOUS LES JEUNES RÉUSSISSENT »

« Il y a beaucoup de jeunes pour qui ça marche? Avez-vous un haut taux de réussite? »

Des questions comme celle-là, la coordinatrice à la Maison Tangente, Mia Roussy, s’en fait poser fréquemment.

Mia Roussy, coordinatrice de la Maison Tangente.
Photo : Salomé Maari
Mia Roussy, coordinatrice de la Maison Tangente.

« Ce que je réponds toujours à ça, c’est : “Tout le monde réussit. Tous les jeunes qui passent par Tangente réussissent” », affirme-t-elle.

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Pour elle, il est important que les gens comprennent que la réussite n’est pas linéaire. On ne passe pas par une auberge une fois, et paf, on sort immédiatement de l’itinérance. « Juste parce que tu as fait l’effort d’appeler, de faire une demande, de savoir que tu avais besoin d’aide, juste ça, pour moi, c’est une réussite. […] Chaque étape franchie, c’est une réussite en soi. »

Et des réussites, elle en observe tous les jours. Comme chez Christian, un jeune résident de 24 ans qui se dirige vers un avenir brillant.

CHRISTIAN ET L’AMOUR DE LA CUISINE

C’est l’heure du souper et tout le monde se rassemble autour de la longue table à dîner. Au menu : un mac n’ cheese cuisiné avec passion par Christian.

Ici, chaque résident doit préparer un souper par semaine. Pour ce faire, les jeunes sont accompagnés par François, l’aide-cuisinier qui les guide dans le choix de leur repas et des ingrédients, et la préparation du plat. Un grand pas vers leur autonomie culinaire.

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« Ça permet d’aider les jeunes à passer des étapes et à vivre des fiertés », souligne Jonathan Pelletier.

Christian et son mac n’ cheese.
Photo : Salomé Maari
Christian et son mac n’ cheese.

Entre deux bouchées, Christian explique qu’il en est à son deuxième séjour à la Maison Tangente. À la fin de son premier séjour, il avait quitté pour loger dans une autre ressource, qu’il vient de quitter pour revenir ici.

« Je fais d’auberge en auberge. C’est un peu ça, la vie d’itinérance : on la voit pas, des fois », lance-t-il, d’une voix douce.

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En août dernier, Christian a fait un grand retour à l’école : il a commencé un diplôme d’études professionnelles (DEP) en cuisine. S’il a trouvé cette nouvelle passion, « c’est grâce à François », assure-t-il. « J’aime faire plaisir aux autres, voir des gens rassasiés, des gens qui sont heureux, qui partagent le même repas, qui sont unis. Il y a un certain sentiment d’accomplissement. »

Pour aller à l’école, Christian se lève tous les matins à 5h30, et fait une heure de transport en commun. Un long trajet durant lequel il a trouvé une manière de s’occuper. « Je suis retombé dans la lecture! Ça se passe bien », sourit-il, le regard fier.

« J’ai l’impression de… Ben, j’ai pas l’impression : je fais quelque chose. Je me sens accompli. Je [vais] vers une carrière qui, je trouve, me fait bien », ajoute-t-il.

Il prend aussi plaisir à partager ses apprentissages avec les autres. Un esprit d’entraide règne dans la ressource d’Hochelaga. « Ici, on se fait des amis pour la vie. On a tous une raison différente pour laquelle on est ici. Mais ça n’empêche pas qu’on peut quand même s’entraider. On peut se démerder ensemble. »

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Assis en face de Christian, un intervenant souligne l’évolution fulgurante du jeune homme.

« Il y a beaucoup de jeunes qui prennent confiance en eux ici, je pense que ça fait partie de leur séjour. […] Il ressort de belles choses, de belles histoires », constate l’intervenant Christian Vézina, en pointant du menton son homonyme. « Il a beaucoup plus confiance en lui », louange-t-il, pendant que les yeux du jeune cuistot brillent.

Christian Vézina, intervenant à la Maison Tangente.
Photo : Salomé Maari
Christian Vézina, intervenant à la Maison Tangente.

« ON EST FIERS DE CES JEUNES-LÀ »

Une fois le souper terminé, Christian Vézina raconte que lorsqu’il parle de son travail, on lui dit souvent que « ça doit donc être difficile de voir de la misère comme ça! » Mais pour lui, c’est tout le contraire : il n’y voit que du positif. « [Les jeunes] rencontrent des gens qui les aiment, qui les respectent, et qui ont de l’ambition pour eux. C’est précieux pour eux. »

« On est fiers de ces jeunes-là », conclut-il, les yeux mouillés.

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Eux aussi sont fiers d’eux. Un sentiment d’accomplissement qui illumine les visages d’Emma-Johnson, de Carl, et de Christian, qui continuent de s’épanouir, chacun à leur manière.

Ici, la réussite se mesure à échelle humaine, et on célèbre toutes les victoires, aussi petites puissent-elles paraître. On garde la tête haute, et on fonce vers l’avenir.

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