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Je ne sais pas quand je vais vivre
Dans une autre vie, j’ai joué du violon. Lorsque j’avais neuf ans, on m’a mise dans un ensemble à cordes avec des musiciens plus expérimentés que moi et, pour tout dire, j’avais du mal à suivre.
Je me souviens d’être plantée dans le local de répétition, perdue dans les notes, à balayer désespérément la partition avec mes yeux gorgés de larmes. À la longue, j’avais développé un truc : je repérais les pauses et les silences sur la portée et, en dernier recours, je m’en servais comme balise pour rattraper le groupe. Ainsi, lorsque venait le temps d’apprendre un nouveau morceau, je remarquais d’abord les temps d’arrêt sur la partition. Des bouées pour reprendre mon souffle, que je me disais. Ça me rassurait.
Ces dernières années, lorsque je regarde derrière moi comme devant, j’ai l’impression de contempler une partition erratique et surchargée, sans soupir, ni pause, ni point d’orgue. Les accalmies ne viennent plus, ou en tout cas pas de manière planifiée, et lorsqu’elles surviennent, elles sont peuplées d’angoisses que connaissent bien ceux qui voguent d’un engagement, d’un contrat, d’un petit boulot à l’autre.
Plus vite, plus haut, plus fort
C’est un sentiment que bien des gens autour de moi semblent partager. En fait, j’ai l’impression que le temps se fait si rare que le tempo de nos vies est devenu un objet d’obsession.
Comptez le nombre de fois par semaine où vous lancez, à vous-même ou à quelqu’un d’autre : « Je n’ai pas le temps. »
Dans les médias, on nous parle fréquemment d’épuisement professionnel, y compris – et surtout – dans la vingtaine. On nous annonce la destruction du week-end. La publicité nous vend des « productivity journals » et des outils de planification censés forger une « meilleure version de nous-mêmes ». On nous bassine d’astuces pour aménager l’horaire de façon à dégager un maximum de temps et d’argent… Pour s’adonner à des activités qui, au fond, se résument à deux choses : consommer et performer (déco coquette, popote sophistiquée, CrossFit, marathon, lancer de javelot, mojito, alouette).
Qui gagne perd
Pourtant, on ne réfléchit pas à ce qui conditionne cette accélération constante et à ce que nous perdons à laisser nos vies être ainsi accaparées par le travail.
Un travail, par ailleurs, qui est de plus en plus précaire, de plus en plus déshumanisant, et qu’on nous encourage agressivement à accomplir avec le sourire. On déguise la précarité d’emploi en vertu en vantant les mérites de la « flexibilité ». On maquille les rapports de subordination et le contrôle étendu sur les employés en recourant à un vocabulaire ludique et faussement empreint de camaraderie. Nous voilà tous « collaborateurs » et « partenaires », entreprenant ensemble des « projets » qui maximisent la « créativité » de chacun.
L’abnégation est un prérequis pour l’embauche, le rayonnement et la visibilité nourrissent l’âme à défaut du corps, réjouissez-vous, et rebelote.
Je lisais l’autre jour sur ce site un texte curieux, qui nous annonçait qu’il fallait s’habituer aux agendas surchargés et s’en tenir aux paroles de nos grands-mères : « On dormira quand on sera mort! »
Mais en attendant de mourir, peut-être devrions-nous plutôt essayer de rendre nos vies plus supportables et plus signifiantes. Le temps qu’on passe au travail est un temps qu’on ne passe pas à vivre, qu’on ne passe pas à construire toutes ces choses essentielles qui ne relèvent pas du domaine du quantifiable.
Le temps de vivre
Une personne très proche de moi, décrivant ce sentiment constant d’être dépassé par tout, a eu récemment cette phrase douloureuse et belle : « je ne sais pas quand je vais vivre ».
Je ne sais pas non plus quand je vais vivre. Mais je crois que la vie se trouve en dehors des rapports professionnels et salariaux. Elle est faite de ces gestes que l’on pose pour eux-mêmes, lorsqu’on refuse de monnayer les liens qui nous unissent aux autres et à l’environnement. La vie est faite de ces choses qui font naître la beauté, le calme, la pensée, l’imagination; ces choses impondérables que les rapports marchands ne peuvent pas saisir, et que la colonisation sans fin de notre temps par le travail annihile. Ces choses dont on voudrait nous faire croire qu’elles sont un luxe, et qu’une augmentation de salaire ou des avancements professionnels peuvent remplacer, à défaut d’y donner accès.
Il faut réfléchir aux moyens dont nous disposons pour que tous puissent reprendre le contrôle de leur temps, afin de mener une existence digne.
Ce n’est pas un travail qui s’entreprend seul. C’est un travail qui requiert que l’on nomme ce qui nous force à sacrifier nos vies sur l’autel de la « performance professionnelle » (pour les plus chanceux) et de l’exploitation salariale (pour les autres).
Exiger de pouvoir travailler moins et vivre mieux, c’est reconnaître que le temps que l’on ne passe pas au travail est le temps réellement productif; le temps qui fait sens. C’est le temps qu’on investit dans la collectivité, dans l’aménagement de nos espaces personnels et communs, dans la consolidation des liens sociaux et dans le (réel) développement de soi.
Si nous étions sérieux dans notre volonté de bien vivre, et d’en finir avec l’épuisement, le malheur chronique, l’exploitation et l’angoisse de la précarité, c’est ce dont nous discuterions au lieu de nous étourdir de conseil santé-productivité-bien-être à la noix.
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Afin d’approfondir cette réflexion, nous avons invité l’auteure à venir jaser chez nous autour d’un café, pour un épisode de Sans filtre.