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Je ne me suis pas vu pendant une semaine
Il n’y a pas si longtemps, nos contacts avec notre propre visage se limitaient aux séances devant le miroir et à une poignée de photos croquées dans les grandes occasions. Aujourd’hui, on connaît nos meilleurs angles de selfies, on se voit la face à longueur de journée sur les réseaux sociaux et on se lisse les pores à coup de filtres Instagram. Dans un geste de résistance futile, Hugo Meunier, narcissique assumé, tente de ne pas se voir la face pendant une semaine. Un reportage à lire avec les yeux du cœur (aonn)
J’ai entrepris l’expérience dimanche après-midi, en recouvrant tous les miroirs de la maison, incluant celui au plafond de ma chambre à coucher (ben non!).
Ma mission : passer une semaine sans contempler mon viril minois. Une semaine à ne pas savoir si j’ai quelque chose de pogné dans les dents ou des traces de beurre de pinotte dans la face.
Souvent quand je m’improvise cobaye pour des trucs du genre, je ne mesure pas dès le départ l’ampleur de l’exercice. C’était vrai lorsque j’ai donné une journée au hasard, bu quatre Red bull par jour pendant un mois (faites jamais ça) ou été me faire greffer des cheveux.
Même insouciance cette fois-ci, alors que le défi me semblait plus anodin que jamais. Ça, c’était avant que je fasse ce premier constat : nous vivons dans un monde d’images et de miroirs, où il est pratiquement impossible d’éviter son visage.
Gym, bureau, salle de bain, vitres d’automobile, parois de la douche, vitrines de commerces, écrans d’ordinateur ou de cell : les occasions de se mirer ne manquent pas. Et je ne compte même pas les réseaux sociaux, les plus gros pushers de ta grosse face avec un duckface de toute la galaxie. De nos jours, s’éviter la face demande toutes sortes de contorsions absurdes. Mais bon, c’est pas le genre d’affaires qui m’arrêtent.
Jour 1
J’ai donc masqué tous les miroirs de ma maison avec des couvertures. Pour son plus grand malheur, ma famille, solidaire, allait à nouveau subir un de mes projets reportages. Le verdict n’est pas encore tombé à savoir si c’est pire que de souper avec des trottinettes.
Salle de bain, couloir, vestibule, chambre : j’ai plus de miroirs que je pensais. Je réalise alors à la dure à quel point on se regarde toujours un peu – même à la dérobée – en allant pisser, en se brossant les dents, en enfilant des vêtements. J’ai même dû détourner les yeux en me lavant, pour éviter mon reflet dans la porte de ma douche. Ne pas tricher est ma devise. Sauf dans ma vie conjugale ar ar ar… oups!
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J’avoue que c’est weird de faire tout ça « au noir », les premiers jours surtout. Je réalise que le rôle silencieux de mes miroirs est de me donner une caution que tout est beau avant de sortir de chez moi. C’est sûr que je suis un brin narcissique, et que même si je ne ressemble pas à Brad Pitt dans Sept ans au Tibet (son peak, quant à moi), j’aime bien m’arranger un peu avant d’aller affronter le regard d’autrui.
Je commence ma semaine dans les studios d’On va se le dire, l’émission à laquelle je collabore presque aussi souvent que Marc Hervieux à Radio-Canada.
Mon premier défi m’attend dans la salle de coiffure, costume et maquillage, tapissée d’une demi-douzaine de miroirs. Au risque de pogner un torticolis, je me fais maquiller et peigner (pas un gros défi dans mon cas) les yeux rivés au sol. « Je ne me vois même plus dans les miroirs. Je regarde juste la personne que je maquille », raconte Étienne Berger, qui travaille au milieu des miroirs depuis 12 ans.
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Une des invités, l’humoriste et comédienne Marie-Lyne Joncas, me parle d’une amie qui a perdu la vue il y a deux ans environ. Elle nous met en contact. À suivre.
Après le tournage, je me lave les mains de côté pour éviter de contempler mon visage pourtant glorieux et satisfait après cet épique moment de télévision. Je dois faire le même petit manège dans les toilettes du bureau.
Fier de moi, je pousse l’audace jusqu’à aller au gym. Je dois faire quelques contorsions pour éviter les mille occasions d’apercevoir mon reflet, mais je réussis ma mission. Ce qui n’est pas peu dire, parce que s’il y a une place où tu peux te regarder sans jamais risquer de te faire juger, c’est bien le gym, ce temple suprême du narcissisme.
Surtout que j’adore contempler les muscles saillants de mes biceps pendant que je soulève des poids de 15… euh 45 livres devant un des immenses mûrs miroirs de la salle d’entraînement.
J’ai quand même pris une photo de moi couvert de sueur pour montrer à quel point c’est pas un défi de lopette, mon affaire.
Jour 2
Les enfants sont en congé pédago. Je dois expliquer au papa de Renaud pourquoi notre maison ressemble à une version cheapette d’une œuvre de Christo avec nos miroirs emballés tout croche. Malgré mon explication décousue, il autorise quand même son fils à passer la journée chez nous.
En arrivant au bureau, je vérifie auprès de ma collègue Ariane que rien ne cloche avec mon look. Elle m’assure que je suis toujours le plus séduisant du bureau (et de loin, précise-t-elle).
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La journée se passe bien. Je suis peut-être moins imbu de moi-même que je pensais. Même si je m’arrange encore comme en 1993, j’ai toujours été quand même soucieux de mon apparence. Je ne suis pas fâché de réaliser que je peux vivre sans me voir la face.
Jour 3
Ma fille s’admire longtemps dans le miroir de sa chambre. Je savais que ce défi imposé serait difficile pour elle, puisqu’elle passe sa vie à se regarder danser et chanter devant le miroir en pratiquant ses moues (la prérogative de pas mal toutes les petites filles de 7 ans). Elle me nargue parce que je ne peux pas faire la même chose. Narcissique et baveuse comme sa maman. De toute façon, je préfère mon fils et de loin.
Au bureau, je vole une clémentine à Ariane. Elle m’informe beaucoup plus tard que j’ai un morceau de pelure coincé dans la barbe. Personne d’autre n’a cru bon m’avertir. Traîtres.
J’emprunte la voiture de ma collègue Jasmine. Comme j’ai cinq ans, je décide de prendre un selfie dans son char avec une face de douchebag, que je publie aussitôt sur sa page Facebook. Je ne le réalise pas sur le coup, mais je viens d’enfreindre ma seule règle : ne pas me voir. Ce sera la seule fois de la semaine, mais ça c’est fait naturellement, presque mécaniquement.
J’ai beau me souvenir de la vie avant les iPhone et être presque assez vieux pour être le père d’un millenial, j’ai pas mal intégré les codes des réseaux sociaux.
J’ai beau me souvenir de la vie avant les iPhone et être presque assez vieux pour être le père d’un millenial, j’ai pas mal intégré les codes des réseaux sociaux. Je me prends régulièrement en photo – seul ou avec des collègues ou amis – au premier degré comme au deuxième. C’est presque devenu un réflexe, ce qui est triste, je sais.
Mais qu’importe cette petite erreur de parcours, parce si cette expérience m’aura apporté quelque chose, c’est certainement ma rencontre avec Marie-Christine Ricignuolo, une jeune femme qui a perdu la vue il y a deux ans.
Atteinte de glaucome aux deux yeux depuis sa naissance, elle savait depuis toujours que sa vision vivait sur du temps emprunté. Les choses ont par contre dégénéré rapidement après la naissance de son fils et plusieurs rejets de greffe cornéenne.
« J’ai perdu complètement l’œil droit et il me reste une perception lumineuse dans celui de gauche. C’est comme un brouillard opaque tout le temps. C’est dur à expliquer pour le monde qui voit », m’explique cette ancienne employée en ressources humaines, qui donne désormais des conférences et fait des capsules vidéo pour raconter son histoire.
« J’ai envie d’être en contact avec les gens, pas juste à travers la technologie », dit la conférencière. Nous sommes dans son mignon appartement près du stade et les jouets de son fils traînent derrière elle.
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Marie-Christine a de longs cheveux noirs et un grand sourire lumineux. Jamais durant notre long entretien elle ne se plaindra de quoi que ce soit. Cette joie de vivre déstabilise un peu. « Au début, je voulais me tuer, pour moi c’était un cauchemar de réapprendre à vivre sans voir. J’ai toujours été une fille axée sur le paraître », avoue-t-elle avec franchise.
Aujourd’hui, elle s’en veut presque d’avoir entretenu de telles idées noires. « Je me trouve stupide. La vie est presque meilleure, je n’ai plus de temps à perdre avec les choses futiles. Le bonheur est plus facile, mes exigences ont baissé ou peut-être que celles d’avant ont moins d’importance », philosophe-t-elle, aux antipodes de la victimisation.
Elle constate aujourd’hui à quel point nous vivons dans un monde d’image, un monde superficiel. C’est d’ailleurs son seul regret de l’avoir compris si tard. « Je réalise que chaque fois que je me regardais dans un miroir, c’était pour me rabrouer, me trouver des défauts, capoter sur mon monosourcil et mes cheveux blancs. On utilise nos yeux de la mauvaise manière », juge la jeune femme, qui a refait sa vie et son cercle d’amis en fonction des nouvelles valeurs qui l’habitent.
Et les gars qu’elle rencontre sur Tinder ont intérêt à avoir une belle voix! « La vie est courte, je ne vais pas rester entre mes quatre murs », résume la jeune femme à l’énergie contagieuse. Pas question non plus de s’apitoyer sur le fait qu’elle ne verra pas son fils grandir. « Quand j’étais enceinte, je ne le voyais pas non plus, mais je l’aimais pareil. C’est la même chose. »
Wow, cette rencontre m’a profondément remué. Je retourne à mon bureau en me trouvant ben niaiseux de me trouver bon de ne pas me regarder dans le miroir durant une semaine.
Jour 4
Ma blonde Martine soulève le rideau recouvrant le miroir pour se pomponner avant d’aller enseigner. Un bon moyen de ne pas avoir l’air maquillé comme un char volé, comme dirait mon amie Geneviève. Elle avoue avoir négligé ses cheveux cette semaine à cause de cette mission imposée par la bande à toute la maisonnée. Pas un gros drame dans sa vie, puisque c’est probablement la personne la moins superficielle que je connais. Quand elle m’a rencontré, je conduisais une Nissan Micra et j’étudiais en Études françaises, c’est dire.
Après la job, je remets ça au gym, avec ma collègue Ariane. Je déambule en fixant le plancher pour éviter les murs-miroirs. J’ai l’air louche.
Jour 5
C’est censé être le dernier jour de l’expérience, mais je décide de la prolonger jusqu’à dimanche, pour faire une vraie semaine. Cette soif de dépassement m’honore, je sais. Je suis le Laurent Duvernay-Tardif d’URBANIA, en moins bon à l’école. Ma cote R m’a permis d’être admis en lettres au Cégep Lionel-Groulx, mais à l’essai.
Je pars pour la fin de semaine dans un chalet avec des amis. C’est facile de résister à l’attrait des miroirs quand tu passes deux jours en mou à jouer à Cranium avec une hygiène discutable.
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En rentrant chez moi le dimanche par contre, j’avais hâte de renouer avec mon visage. C’est pourquoi j’ai arraché les couvertures devant mes miroirs avec la fougue de Marie-Josée envers mes vêtements à l’après-bal.
Déception. J’étais pareil, juste mal rasé et hangover de ma fin de semaine au chalet. Le buzz de me revoir aura duré 10 secondes, et j’étais à nouveau en train de chialer sur mon poids.
Je dois perdre 15 livres, ça urge.
Puis j’ai repensé à Marie-Christine, qui passait son temps à se trouver des défauts avant de perdre la vue. Je me suis crié « ta yeule, gros moron! » en pleine face, avant d’aller manger du Nutella à la cuillère.