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Je hais Tryo

Je dois me confesser. J’ai déjà payé pour voir Tryo en concert.

Par
Philippe-Audrey Larrue-St-Jacques
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Je dois me confesser.

Ça fait des années que je porte ce secret en moi et que je fais tout pour le noyer dans l’océan du déni.

J’ai déjà payé pour voir Tryo en concert.

Pire.

C’était mon premier concert.

(Techniquement, ce n’est pas mon premier concert. C’est juste qu’à mes yeux Génération Dorothée n’est pas un vrai concert. C’est un test pour séparer l’humanité de ceux qui tripperont un jour sur Dani Lary.)

Avant toute chose, je dois expliquer le contexte.

On est au début du siècle, en 2004. Je suis au printemps de ma vie et qui dit adolescence, dit… mauvais choix et futurs regrets. Tu en doutes ? Regarde tes photos de l’époque. Quelque chose me dit que ta chemise hawaïenne ou ton sweat Bullrot Wear me donneront raison.

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Je prenais des mauvaises décisions parce que toute ma vie — mes cheveux teints en orange, mon inscription dans l’équipe de foot, ma table à la cafèt’ et même mon implication dans la chorale — ne se résumait qu’à une seule chose : séduire les filles.

En fait, séduire une fille : G.

G. n’était pas la plus belle fille du monde. G. était la plus belle fille de mon monde. Elle correspondait parfaitement à mes critères parce que, même si je l’ai oublié depuis, rien ne me faisait plus plaisir que d’aller au Pérou et de presque attraper la malaria en creusant un égout pas fiable.

Un matin, mon ami N., qui était son voisin, me demande si j’ai mon billet “pour aller voir Tryo avec G. ce soir ?” “ÉVIDEMMENT! Ça fait des mois que j’ai mon billet tu veux dire! Je suis né avec mon billet dans les mains!”

La vérité c’est que j’avais autant de billets que d’idées de ce qu’était Tryo. ¯\_(ツ)_/¯

Mais, j’avais un plan : aller à la salle, m’acheter un billet et devenir le plus grand fan de Tryo avant la fin de l’après-midi. Facile !

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Je me pointe sur les lieux et, mettant mon plan à exécution : je demande un billet au mec du guichet qui répond avec un rire de mépris et un regard de dédain. Mon plan est sérieusement compromis : c’est complet !

Je retourne bredouille vers la maison quand, en longeant la file d’attente composée de hippies-disant-que-le-capitalisme-c’est-de-la-merde, j’entends un miraculeux “Billets/Tickets!”. Foule anticapitaliste obligeant, ça m’a coûté 8 papayes, une paire de souliers et 3 bracelets de coquillage.

Blague à part, je retrouve N. et G. qui se mêlent parfaitement à la foule et cachent difficilement leur gêne en ma présence. Le polo jaune et les pantalons gris qui composaient mon uniforme d’école ne faisaient pas fureur aux côtés des boubous africains multicolores et des t-shirts en poches de riz.

La salle est pleine à craquer.

Si seulement elle avait été peuplée par une foule BCBG/Chanel n°5/la-douche-fait-partie-de-ma-vie…

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Le pire, c’est que je suis tout seul ! G. n’est jamais revenue des toilettes et N. est parti au bar. Je voudrais partir, mais c’est impossible. Je suis paralysé entre deux gars avec des dreads qui fument des buzz en se remémorant “les fruits qu’on a cueillis dans le Sud en écoutant du Manu Chao”, un autre gars avec des dreads devant moi qui explique que l’Occident c’est de la merde et, derrière moi, une fille avec avec des attrape-rêves dans ses dreads qui vend ses propres savons.

Je suis dans l’épicentre de tout ce que je déteste de la vie humaine. Ne manquerait que les Têtes à claques.

Les lumières s’éteignent.

Le plancher tremble au rythme des “Tryo ! Tryo ! Tryo !”

Ils arrivent.

Un poème anonyme dit : “Dès nos premières paroles échangées/J’ai su que de ce cœur, je serais l’étranger”. Je peux dire que dès leurs premières notes jouées, j’ai su que de mon cœur ils seraient les étrangers.

Ça commence avec une chanson reggae anti-G8 qui m’explique que le monde, c’est de la merde. Ils continuent avec une chanson qui dit que le monde politique est de la merde. Ils enchaînent avec une troisième chanson disant que le la violence, c’est de la merde…

Maintenant, que je sais que je vis dans un monde de merde, je fais quoi ?

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La réponse de Tryo est simple : boire et danser. C’est pourquoi les décors sont composés de quatre palmiers de plastique (équitable) et d’une hutte dans laquelle des élus se désaltéreront pendant le concert.

Boire et danser pour changer le monde… Les Beach parties du Grau-du-Roi offre exactement les mêmes options. Pourtant, quand j’y suis allé, je n’ai pas eu l’impression d’assister à la progression de ma société.

Après 15 minutes, j’admets que ça pue, que je n’aime pas la musique, que je suis seul et que mon plan ne fonctionnera pas. Je décide de filer. C’est alors que retentissent les notes de leur mythique Sortez-les (qui explique que la culture de masse, c’est de la merde) et me voilà propulsé au milieu d’un énorme pogo.

Pour vous aider à comprendre ce qu’est un pogo de Tryo, voici une équation :

Pogo pendant Tryo = Se faire bousculer + se faire fouetter la face avec une serpillière

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Le pogo m’entraîne au tout premier rang et un sdf roadie pense que je suis un fan enthousiaste. Il m’invite à prendre un verre sur scène pour vivre mon rêve. Sauf que je refuse. J’ai remarqué des caméras pour une captation. Pas question qu’on immortalise un moment aussi sombre de ma vie. C’est exactement pour ça que je suis mal à l’aise devant les caméras de sécurité d’un Domino’s Pizza.

Visiblement insulté, le roadie m’abandonne à mon sort. Après une éternité heure, à recevoir des coups de coude danser et suer avoir du plaisir, le spectacle finit par s’achever.

Je sors enfin ! N. n’est pas là. Il me racontera plus tard qu’il n’est pas resté puisqu’il a rencontré une fille au bar et qu’il a préféré faire un tour avec elle. J’ai hâte de voir comment ils raconteront leur rencontre à leur premier enfant. Je le saurai en juillet.

Quant à G., elle était dehors et m’attendait dans le froid de février. Je ne lui ai pas dit que j’avais détesté ce moment de mon existence. Je ne lui ai pas dit que c’était pour elle que j’avais subi ce Woodstock du pauvre. Je ne lui ai rien dit.

J’ai juste marché avec elle vers le métro en profitant du moment.

Un beau moment.

Malgré ce monde de merde.

***

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