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«Tu te vois où dans dix ans?»
Une question classique. On peut la sortir lors d’une première date ou pour meubler une conversation qui stagne ou encore pour aider un ami qui ne sait pas trop comment enligner ses flûtes.
Moi, maudit que je déteste cette question, parce que mes réponses sont toujours amères.
Je suis un pouvoir d’achat, une carte de crédit. Je dépense donc je suis.
Dans dix ans, je me vois malheureusement en homme-sandwich pour tous les produits qui m’entourent. Une publicité ambulante pour ce que je mange, le téléphone que j’ai dans les poches, la voiture que je conduis, les vêtements que je porte – bref, la vie que je mène.
Aujourd’hui, comme demain et hier, j’ai l’impression de vivre que pour acheter des choses. Je ne suis pas un homme dans la trentaine à Montréal; je suis un pouvoir d’achat, une colonne statistique, un salaire annuel et une carte de crédit.
Je dépense donc je suis.
L’argent fait le bonheur dixit Les Respectacles. Fuck You les Respectables.
Je me vois où dans dix ans? Dans l’bois avec une chaise berçante et une carabine serait le rêve, je crois bien, parce que je ne comprends pas pourquoi ni comment nous sommes devenus une société arrimée à ce point à l’argent.
L’argent est la locomotive de tout en plus d’être l’obstacle ultime. À petite échelle, no money no candy, et à grande échelle c’est les bidous qui articulent notre échiquier politique.
Notre vie est un prétexte pour transiger de l’argent et au fil du temps c’est devenu l’unité de mesure de la société. 1% au sommet de la pyramide qui cumule cette chose arbitraire qui établit la valeur des autres choses et le reste du 99% qui rêve d’en être moins dépendant.
Les Respectables chantaient que l’argent fait le bonheur et moi j’ai le goût de crier Fuck You les Respectables.
Pourquoi on accepte ça?
On pourrait revenir au troc : «Trois peaux de castor contre un iPhone». Ouin, peut-être pas après tout.
John Lennon voulait qu’on imagine un monde sans guerre, sans violence – mais pourquoi pas imaginer un monde sans argent. Pensez-y, ça réglerait une manne de problèmes.
Je ne vous parle pas ici de faire de la pensée magique et de revenir au troc comme moyen de transaction. Trois peaux de castor contre un iPhone. Non, j’imagine ici un monde dans lequel l’objet matériel qu’est l’argent n’existe tout simplement pas. Pas de banque, pas de CELI, pas de REER, pas de salaire. On valorise le travail dans la collectivité au lieu de l’avoir.
Évidemment que ce n’est pas une solution parfaite, mais la vie serait peut-être moins lourde si on n’avait pas l’impression de devoir monnayer chaque instant de notre existence, par peur de manquer d’argent, de temps pour faire de l’argent ou d’objets qui témoignent de notre capacité à faire de l’argent.
J’aimerais ça que la question «où tu te vois dans dix ans» ne sous-entende pas quelle job je vais avoir, parce que la carrière est aussi directement influencée par la capacité d’amasser des avoirs.
Travailler pour alimenter une passion, je le vois plus comme de la psychopop. Dans la réalité, travailler c’est surtout démontrer que nous sommes monnayables.
Vous écrire ici, par exemple, ne me permet pas de payer mon loyer. Pourtant, si on me le demande, je préfère dire que j’écris des chroniques même si, dans l’absolu, ça n’occupe qu’un infime pourcentage de mon temps à survivre dans la grande quête monétaire afin de me nourrir, me loger et subvenir aux besoins de ma fille.
Travailler pour alimenter une passion, c’est cute pour remplir les pages d’un livre de psychopop en vente dans une file d’attente d’une grande surface. Dans la réalité, travailler est surtout la démonstration concrète que nous ne sommes que des accessoires à la circulation de l’argent dans le monde. De notre employeur à nos mains, puis à celles des compagnies qui nous offrent des choses et ces mêmes compagnies sont aussi nos employeurs, donc ils nous redonnent notre argent.
Et la pompe à merde est en marche jusqu’à ce qu’une nouvelle existence vienne prendre notre place dans la mécanique de la patente.
Je ne suis pas Stéphane Morneau, je suis une série de chiffres dans une machine bien huilée et quand je n’y serais plus, une autre colonne de chiffres fera office de «moi» pour le bien de cette équation.
«Où j’me vois dans dix ans ?»
J’aimerais répondre ailleurs, mais je n’y crois plus. Peu importe ma profession, mes passions, mes passe-temps et la trace que je laisse sur les gens qui m’entourent, je suis surtout une infime partie d’un algorithme que les publicitaires s’arrachent pour remplir mon champ de vision de gogosses à vendre.
Que ce soit ma télé, Facebook, les publicités dans le métro, sur les routes, dans les journaux, dans la musique que j’écoute et dans la bouche même des gens qui produisent du beau et du bon pour apaiser nos quotidiens – la vie est une longue publicité pour alimenter notre dépendance à l’argent.
Pourtant, rien de ce que l’on peut accomplir dans la vie n’a spécifiquement besoin d’une valeur monétaire, sauf que nous avons mis un prix sur tout, une valeur sur tout et un besoin de hiérarchiser les gens en fonction des chiffres dans leur relevé bancaire.
Plus tu as de zéros sur ton relevé, moins tu es un zéro aux yeux de la société.
Et pourtant… si on enlevait l’existence même des zéros, que resterait-il de notre existence sinon que le beau et l’inspirant des gens, derrière les chiffres qui font foi de tout?
Poser la question, c’est se buter à l’écrasante réalité que les seuls qui aiment ce système sont ceux qui n’ont plus à en souffrir les contrecoups négatifs – c’est-à-dire une infime minorité de gens qui alimentent la croissante oppression de la majorité.
Ainsi va la vie.
Je me vois où dans dix ans? Un peu plus proche d’être libre, certainement, à défaut d’être vivant.
Pour lire un autre texte de Stéphane Morneau : « Pas besoin d’aider, juste tasse toé du chemin… ».
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