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J’aurais tellement dû la frencher

Par
Matthieu Simard
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Je vends des planchers chauffants. Professionnellement. Je fais le tour de la province, de grandes surfaces en petits coins, pour convaincre monsieur le gérant de tenir nos produits dans son magasin. Je passe ma vie sur la route.

Je passe ma vie sur la route. J’ai tout vu, la plus vieille huile à patate et la forêt la plus dense, le froid aussi, et les fermiers. J’ai vu le maïs pousser, les chasseurs tirer. J’ai vu les Gilles et les Suzanne, les quatre roues et les skidoos, et des danseuses qui faisaient tout. Et surtout, j’ai vu mourir les ciné-parcs.

Abitibi signifie partage des eaux.

Un champ à l’abandon, l’herbe haute, les débris, les clôtures défoncées et les écrans jaunis. Puis, un autre champ. Et un autre. Des fantômes de banquettes arrière tachées, des arbres à popcorn pas arrosés, l’écho d’une mauvaise traduction. Il y a, dans ces terrains vagues, de vagues relents d’une époque que j’ai tuée. Parce que c’est moi qui ai détruit, un à un, les ciné-parcs. Je suis responsable de tout ça.

Je le sais. Je suis désolé.

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La première fois, c’était en mille neuf s’en fout, je devais avoir une douzaine d’années. Ma mère venait de me donner dix dollars, j’étais riche. Zoé allait baver devant le bling de mon bolo, acheté plus tôt au magasin de l’autre coin. Je lui paierais une trois-sirops, la Slush Puppie des sultans. Oui, elle allait baver.
– Beau bolo, qu’elle avait dit en me voyant sur le trottoir devant chez elle, après souper.
– Merci.
– On fait quoi ?
– As-tu soif ? As-tu chaud ?
– Non, pas vraiment.

Damn. Le plan de slush romantique tombait à l’eau. Il faut toujours penser plus. Un plan B. Jusqu’à Z, des plans tout le tour de la tête, ça prend toujours des plans avec les filles. Je n’en avais pas. J’ai donc lancé la première idée qui m’a traversé le vide du crâne. Ce jour-là, le jour du dix dollars dans ma poche, j’ai emmené Zoé au cinéparc. À pied.

On a sauté par-dessus la clôture en riant, et on s’est retrouvés dans le champ aux grands écrans. Il faisait noir pâle, début de fin de soirée, milieu du début du programme double. Van Damme donnait des coups de pied partout tout le temps. Zoé tenait ma main moite, et moi, la sienne sèche. Mon coeur battait fort, mélange d’infraction à la loi des ciné-parcs et de cette étrange impression que Zoé me bouleversait un peu plus chaque jour et que j’aurais mal pour l’éternité.
On a fouiné autour des autos, en silence, regardant à travers les vitres en essayant de ne pas être vus. Tout le monde frenchait.

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C’était ça, le ciné-parc de mon village. Un haut lieu de frenchage. Échanges de bave. Zoé souriait.

J’avais envie d’essayer, moi aussi. Je n’avais jamais embrassé une fille de ma vie. J’étais gêné. Je tournais ma langue dans ma bouche, à moitié pour ne pas dire n’importe quoi, à moitié pour m’échauffer. Zoé m’a traîné dans le bed d’un pick-up, en silence. On s’est blottis dans un coin, pour passer inaperçus, et on voyait juste une petite partie de l’écran. Pendant une heure, on n’a pas bougé. Pendant une heure, j’ai voulu, j’ai voulu, mais je n’ai pas été capable d’embrasser Zoé. Trop chicken. Puis le film s’est terminé, le pick-up a démarré, on a sauté sans trop se casser la gueule, en riant un peu.

On est rentrés au village sans dire un mot.

Quand on s’est séparés, chemin Duguay, Zoé m’a fait un tout petit sourire, presque plat, et a dit « bye », platement. Je m’étais planté. Dans le royaume des lèvres collées, j’avais choké.
En quinze ans, j’étais le premier gars à n’avoir pas frenché au ciné-parc de mon village. Deux mois plus tard, le ciné-parc fermait. Un an plus tard, Zoé ne me saluait même plus quand on se croisait.

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J’ai attendu quatre ans avant de remettre les pieds dans un ciné-parc. On avait déménagé à Vaudreuil, j’avais 16 ans, des poils un peu partout et les clés de l’auto de ma mère dans les mains. Il n’y avait plus dans ma tête que des traces pâlies de Zoé, des vapeurs d’échec, rien pour me retenir de répandre mes hormones sur la peau de la sulfureuse Mélanie.
– Embarque, je t’emmène au ciné-parc.

J’étais sûr de moi. Déterminé à conjurer le sort, à redonner au cinéma en plein air ses lettres lumineuses de noblesse dégoulinante. Mélanie me voulait, je le savais parce que le grand
Stéphane me l’avait dit. On allait frencher.

Mais on n’a pas frenché.

Elle m’a repoussé, s’est poussée. J’y étais allé un peu fort, un peu fringant, un peu trop confiant. Je me suis retrouvé seul dans la voiture de ma mère, devant un film de guerre, avec l’envie de vomir toutes les réglisses rouges du monde.

Un mois plus tard, été 1988, le ciné-parc de Vaudreuil fermait définitivement ses portes. Pendant dix ans, après ça, je me suis tenu loin de ces temples de la salive — celle des autres, manifestement. Je me suis contenté d’embrasser des filles dans le confort des motels, des backstores de quincailleries, des planchers chauffants, des bars en bois rond et des toilettes
de stations-service.

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Jusqu’en 1998. Cet été-là, je sortais steady avec Marie-Claude, menue merveille pleine d’énergie et de sexe, qui me suivait sur la route du Québec pour le plaisir de me suivre. De passage à Beauport, un soir où il ne se passait rien, elle a suggéré qu’on aille au ciné-parc. J’ai dit oui, cave que je suis. J’ai même poussé l’audace jusqu’à imaginer qu’elle voudrait me frencher. Que je n’avais qu’à laisser la soirée passer, et qu’elle se pencherait vers moi et m’arracherait la langue avec ses lèvres, qu’il s’en suivrait des cochonneries susceptibles de briser une suspension. Quand elle s’est tournée vers moi, entre les deux films au programme, j’étais sûr que ça y était. J’allais frencher dans un ciné-parc.
– Chéri, il faut qu’on se parle.

Le ciné-parc de Beauport a fermé ses portes en septembre 1998.

Celui de Grand-Mère, en 2000, quelques semaines après que « j’aimerais mieux qu’on reste juste amis ». Celui de Laval, en 2004, deux mois après que « mon chum le prendrait pas ». Celui de Châteauguay, en 2005, trois jours après que « je peux pas croire que tu pensais que j’étais hétéro ». Celui de Saint-Georges, en 2008, un mois après que « hahaha, t’es drôle, toi ». Et celui de Sainte-Luce, la semaine passée, cinq semaines après que j’y sois allé seul, pour me changer les idées.

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Tout ça, c’est ma faute. Je les ai tous jinxés. Dans un ciné-parc, on frenche. Pas moi. J’ai détruit le karma de l’industrie du cinéma à ciel ouvert. La fin d’une ère, par ma faute. Je suis désolé. Ce soir, je suis à Val-d’Or. Ici, le ciné-parc est fermé depuis longtemps. Ici, je ne suis pas un danger. Soirée tranquille, il y a Annie, à mes côtés, qui pose sa main sur ma cuisse, ses lèvres dans mon cou. On est au bar, quelques quilles vides sous les yeux, il fait chaud, ses cheveux sont beaux. J’ai envie de ses lèvres. De sa main sur ma nuque. De sa bouche au complet.
– Suis-moi, que je lui dis.
– On va où ?
Je la guide jusqu’à mon camion. Elle monte.
– Es-tu en état de conduire ?
– Non.

Je démarre. On roule croche pendant quelques minutes, jusqu’au ciné-parc abandonné. J’avance doucement, renverse la grille rouillée, et stationne le camion devant l’écran. C’est ce soir que ça se passe. J’éteins le moteur et me tourne vers Annie. Elle me regarde sans trop savoir ce qui arrive.
– Embrasse-moi, que je lui demande doucement.

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Elle se penche vers moi en souriant. On frenche. Longtemps. Le temps d’un programme double. Le temps pour Van Damme de tuer mille méchants.
On frenche et c’est bon, dans un ciné-parc qui n’existe plus, au milieu des mauvaises herbes et des enseignes rouillées. Tout est là, tout ce que je n’ai jamais eu.
– As-tu soif ? As-tu chaud ?
– Oui, un peu.
– Veux-tu une slush ?