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J’ai payé un café à Murphy Cooper
Murphy Cooper se trouve déjà devant le Zara à l’intersection Sainte-Catherine et Mansfield lorsque je l’aperçois. Il porte un manteau d’hiver aux couleurs du vieux Batman d’Adam West et un sac à bandoulière imitation Chanel. Difficile de le manquer.
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Oui! Oui! Je parle du Murphy Cooper qui passe sur votre fil TikTok que vous soyez abonnés à son compte ou non. Le gars qui regarde la caméra en silence jusqu’à ce que vous veniez lui dire bonjour.
Contrairement à ce que j’aurais cru, il ne se regarde pas pendant sa performance. Son téléphone intelligent est fixé à son trépied de manière à ce que l’écran soit dos à lui, comme s’il était filmé par un caméraman fantôme. De l’artiste plongé dans un silence monastique se dégage une impression de grande solitude, tandis qu’il attend que les gens viennent lui adresser la parole.
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Plusieurs minutes s’écoulent avant la première interaction ou, du moins, c’est l’impression que j’en ai comme observateur. Les moins polis passent devant le trépied. Des femmes plus prudentes redirigent leurs maris soit derrière l’appareil, soit derrière Murphy. Certaines adolescentes s’arrêtent pour vérifier sur leur téléphone s’il s’agit bien du vrai de vrai Murphy Cooper.
Certaines s’arrêtent pour lui parler, d’autres prennent la poudre d’escampette avec un petit rire gêné. Murphy, lui, ne bronche pas. Chaque fois, il détourne le regard vers son trépied et se remet en position. Pendant la demi-heure qui suit, j’observe ce qui se veut essentiellement une série d’interactions polies et banales entre étrangers, rendues inexplicablement magiques par la présence magnétique d’un homme dont j’avais oublié l’existence jusqu’à cet automne.
La grande transformation de Murphy Cooper
Murphy Cooper a beaucoup changé. Physiquement et spirituellement. De barbu provocateur et bien portant qui écrivait pour Nightlife, il s’est transformé en petit moustachu marginal au regard intense.
Après sa performance, je lui offre un café, comme il le propose lui-même sur ses réseaux. Murphy a pris un latte, si ça vous intéresse de lui en offrir un, éventuellement.
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« J’avais perdu le contrôle de mon alimentation, et ça commençait à me causer des ennuis de santé, » m’explique-t-il lorsque je lui fais remarquer qu’il ne se ressemblait plus du tout. « Je commençais à avoir des maux de dos. J’avais du mal à marcher. J’avais mal aux pieds, de la misère à respirer. Je consommais beaucoup de gras et de sucres ajoutés, à l’époque. Ça me rendait malade. »
Murphy me raconte qu’il a été en surpoids pendant une bonne partie de sa vie, mais qu’il a appris à aimer son corps. Que ça a été un deuil de le quitter, mais que le changement s’imposait, vu l’historique de diabète dans sa famille. Une maladie qui lui a d’ailleurs enlevé son père.
« “Gros is the new beau”. Je disais ça, à l’époque », me confie-t-il en riant.
La transformation de Murphy Cooper n’a pas été que physique. Le chroniqueur baveux et iconoclaste de l’époque s’est métamorphosé en un designer de mode et artiste conceptuel, pour qui la bienveillance et la connexion sociale sont au cœur de ses préoccupations. « Le Murphy de l’époque, c’était un rôle que je jouais. C’était un personnage de lutte. J’ai toujours été un grand fan de lutte et du concept de kayfabe (ndlr: le moment où les lutteurs font semblant de ne pas savoir que leur sport est “arrangé”). C’est quelque chose que j’aimais beaucoup vivre, mais on n’est plus à une époque où ça peut se faire de façon sécuritaire. »
Le chandail en ratine orné des visages de John Cena et Edge qu’il porte au moment de l’entrevue (une de ses créations) appuie silencieusement sa déclaration. Un membre de l’équipe de ménage de Place Ville-Marie vient le saluer et le gratifie d’un fist bump.
Si les chicanes du web ont joué leur rôle dans la transition de Murphy vers un personnage plus authentique et moins provocateur, d’autres facteurs expliquent également cette transition. Parmi eux, les modifications d’algorithmes des réseaux sociaux et la mort subite et inattendue de son père en 2021.
« On était très proches. J’ai travaillé avec lui pendant plusieurs années dans le monde de la restauration. C’est lui qui m’a donné le goût du centre-ville. On commençait nos journées de bonne heure et on le voyait commencer à prendre vie. C’est ce centre-ville-là que j’ai le goût de montrer dans mes vidéos, » affirme-t-il.
« Connuage » et regardage dans une caméra
« Je peux pas dire que j’avais un statement précis à faire quand j’ai commencé à me filmer comme ça, » raconte Murphy Cooper, assis à une table du food court de la Place Ville-Marie. « Ce genre de projet là, tu peux pas savoir qu’est-ce que ça va donner avant de le faire. C’est en filmant des vidéos que j’ai compris pourquoi je faisais ça. Ce que je cherchais. »
Le concept du gars silencieux devant la caméra, Murphy le peaufine depuis plusieurs années : « J’étais en quelque sorte un gen Z avant l’arrivée des gen Z. J’ai longtemps été tout seul à mettre ma vie en scène sur Internet. Puis, les jeunes ont fait de leur vie, leur spectacle. Je me suis demandé comment me démarquer, maintenant que tout le monde fait ça. C’est là que la plupart des gens deviennent grincheux et qu’ils “vieillissent”. C’est là qu’ils révèlent leurs cheveux gris. »
« Je me suis dit que je ne laisserais jamais mes cheveux gris parler pour moi. »
Le regard de Murphy balaie constamment de gauche à droite quand il parle. Il tient à peine en place sur sa chaise. Ses souvenirs semblent lui traverser le corps en vagues. Deux jeunes Français nous interrompent pour prendre une photo avec lui. Il sort immédiatement de sa transe verbomotrice et me demande de filmer l’interaction pour ses réseaux sociaux.
« Le deuil est au centre de mes performances », reprend Murphy qui n’a pas perdu le fil de la conversation. « C’est ça que je voulais exprimer. J’voulais montrer que ma vie était “sur pause” pendant que tout le monde vivait la sienne. Tu peux pas comprendre à quel point ça faisait mal, au début, de me retrouver parmi tous ces gens. »
C’est pourtant cette même foule qui lui faisait si mal au départ qui le soignera éventuellement en le reconnaissant sur la rue, en s’arrêtant pour lui serrer la main ou pour lui demander des photos. « Une des premières interactions que j’ai eue, c’était avec une fille qui me racontait que mes vidéos l’avaient aidée à passer à travers le deuil d’un proche. Ça m’a tellement fait du bien d’entendre ça. »
Un retour aux origines (modestes)
Pour Murphy Cooper, ce renouveau artistique est aussi en quelque sorte un retour aux sources. Originaire de Pointe-Calumet, le petit Murphy était un enfant débrouillard et proactif avec la technologie, mais fondamentalement timide. « Internet, ça m’a donné le droit d’exister et de m’exprimer. J’avais besoin de communiquer qui j’étais. »
C’est tout d’abord à travers son personnage de DJ Mullet et, par la suite, de la première itération de Murphy Cooper, qu’il se présentera au monde pendant plus de quinze ans. Le Murphy auquel je parle aujourd’hui est à ce jour, selon ses dires, son incarnation la plus authentique.
« J’ai beaucoup appris à me connaître à travers mes performances. Je ne m’étais jamais vraiment regardé, avant, et j’ai réalisé à quel point j’avais l’air nerveux. »
Si le surcyclage et le design de mode se marient si bien à sa démarche artistique, c’est parce que ces activités se sont inscrites dans la même démarche de deuil que les performances. « Tout ça me garde extrêmement occupé : la recherche, la création, la performance, le montage, la mise en ligne, l’analyse, etc. Je trouve ça sain. Quand je crée mes vêtements, j’écoute souvent la musique que j’écoutais avec mon père : Paul McCartney, YES, Rush, The Police, Genesis. Tout ce qui passait à CHOM. Ça me reconnecte avec ce que j’ai perdu. »
Connu pour ses créations colorées et uniques (souvent disponibles en un seul exemplaire), Murphy Cooper y met beaucoup de temps et d’amour, même si les frais de manutention limitent son marché. Il n’y voit toutefois pas de contradiction.
« On m’a dit une fois qu’en tant que personne issue d’un milieu pauvre, c’était ironique je vende des vêtements à un prix aussi élevé. Les gens qui disent ça n’ont clairement jamais été pauvres. On a le droit de s’offrir de belles choses, nous aussi. On économise pour se les permettre et on les apprécie parce qu’on connaît leur valeur. »
Murphy Cooper est un être intense. C’est aussi clairement un marginal qui s’assume et qui vit en accord avec ses valeurs. Le petit gars d’un milieu pauvre est revenu vers lui-même et s’offre aujourd’hui en cadeau aux gens, sans artifice ni prétention. C’est une connexion humaine comme trop peu de gens en font l’expérience, par les temps qui courent.
Le gars connu se laisse maintenant connaître. C’est simple, mais ça fait du bien à tout le monde. À lui comme à son public.