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« Tes oreilles ont sillé? À quelle heure? 2h10? Ah, c’était moi. Je parlais dans ton dos au téléphone avec David. Elles ont sillé 2 fois? Oui, c’était encore moi. Ma batterie a lâché, j’ai rappelé David avec mon téléphone de maison. On trouve que tu gères drôle ta vie. »
Vous n’entendrez jamais ça. Parler dans le dos de quelqu’un est l’une des rares fautes qui ne se confessent pas. Quelque part de flou entre le trop grave et le pas assez grave. « Je t’ai trompé hier », ça se dit. « J’ai écrasé le chien en sortant du garage. », ça se dit. « J’ai parlé dans ton dos hier », jamais.
Mais avouez que vous le faites. Souvent à part ça. Si vous vivez dans un village, c’est-à-dire dans un de ces endroits où vivent moins de 3000 habitants chaleureux que vous pouvez nommer par leur nom et par leur marque de char, vous parlez dans le dos de quelqu’un à presque chaque phrase. Je le sais, j’ai grandi à L’Anse-Saint-Jean, Bas-Saguenay. Comme si les 1200 âmes étaient cordées bouche-à-dos du perron de l’église jusqu’à l’embouchure du Fjord. C’est génial.
Si vous vivez dans une ville, vous le faites un peu moins souvent parce que la différence des autres est moins flagrante, donc vous fait jacasser moins. Je le sais, j’habite Montréal depuis 11 ans. Comme si les 2 millions d’âmes, entassées les unes sur les autres, n’avaient jamais pensé s’étirer le cou pour espionner chez le voisin. C’est génial.
Vous le faites moins aussi parce que pour parler dans le dos de quelqu’un avec efficacité, il faut que : 1. L’interlocuteur connaisse la personne dont il est question. 2. Vous sachiez avant de vous exécuter si l’interlocuteur n’est pas l’ami/le parent/ l’employé/l’employeur/l’amant/l’ex-amant resté ami ou l’ex-ami de l’ex-amant de la personne qui possède le dos dans lequel vous parlez. Et dans une ville, il est plus difficile de s’assurer que ces deux conditions soient réunies. Souvent, on se résigne à parler température ou déneigement, sujets pas du tout croustillants mais qui ont l’avantage de ne déraper que vers la platitude, ou vers une vieille anecdote de sortie de route.
Dans un village, tout le monde est parenté, tout le monde travaille pour le même gars – ou couche avec – donc le point 2 ne s’applique pas. De toute façon, « Ça reste entre nous. ». Théoriquement.
Si, par contre, vous vivez dans une ville mais que votre lieu de travail vous expose à moins de 3000 collègues, chaleureux ou pas, vous êtes considéré comme un paroissien. Les règles sont les mêmes que dans un village, sauf qu’on parle dans le dos du monde autour de la machine à café plutôt qu’en attendant son baloney tranché à l’épicerie.
(C’est bon, j’ai fini avec les clichés ruraux.)
Tout le monde parle dans le dos des autres, donc. Au risque de provoquer des crises d’angoisse, il faut que je vous dise : cela implique qu’on parle dans votre dos, nécessairement. On y pense rarement, mais c’est la vérité. La loi de la parlure dans le dos est rigoureusement régie par le principe de la roue qui tourne. Les autres parlent dans votre dos en moyenne aussi souvent que vous parlez dans le leur. La personne qui parle AVEC vous dans le dos des autres avec le plus de fluidité parle DE vous dans votre dos avec tout autant d’aisance. On vous prête des intentions, on discute de vos comportements, on juge vos relations, on dit : « Il devrait consulter. »
Si vous êtes immobile à côté de la roue qui tourne, c’est parce que vous n’avez pas d’amis ou parce vous laissez tout le monde indifférent.
Mais jamais on n’avoue à quelqu’un qu’on a parlé dans son dos. Pourquoi? Parce que la faute commise est trop grave pour qu’on puisse la glisser subtilement entre deux conversations légères, mais définitivement pas assez grave pour justifier l’étendue du malaise qui suit l’aveu.
Par exemple, dire à une collègue : « Tu sais, le mois passé, quand tu m’as montré ta nouvelle coiffure et que j’ai dit que j’aimais ça? Ben, avec la gang des ressources humaines, on en a reparlé, pis on n’aimait pas ça personne. » Ce qui fait boguer, ce n’est pas le « on n’aimait pas ça personne»; c’est le « on en a reparlé » qui tue par en-dedans. Personne n’oserait aller jouer là, surtout pas un mois plus tard, quand la coupe de cheveux est déjà pas mal affaissée et qu’il y a repousse. La collègue s’imagine très bien le moment où vous en avez reparlé, puisqu’elle a pris part à la même scène quand Claudine a eu l’opération au laser et qu’on a admis dans son dos, un soir après le boulot, qu’on la préférait avec lunettes.
Ou pire: « Je suis allée prendre un verre avec Catherine en fin de semaine; on a parlé de toi tout le long. On n’est pas sûres que tu devrais arrêter de prendre la pilule. On pense que c’est pas le bon fit. Ah, et ton idée de show expérimental, moi je dis que ça peut marcher si tu joues pas dedans; Catherine, elle dit que c’est un suicide artistique. »
Personne n’a de tels fantasmes d’honnêteté dans la vie.
Pourtant, c’est bien le genre de discours que l’on tient dans le dos des autres, n’est-ce pas? Par souci pour eux, souvent. Par envie de confirmer une impression ou par besoin de remplir les temps morts entre les services au restaurant. Ça ne change rien à l’affection qu’on leur porte. Ces échanges sont ess-ssen-tiels. Ils sont le sous-texte du monde. Ils sont aux conversations vides dictées par la bonne éducation ce que Twitter est aux bulletins de nouvelles. Un complément d’informations gratuites et absolument non vérifiées qui nous donnent une meilleure vue d’ensemble d’une situation, puis de toute l’existence.
Sans ces échanges, la réalité n’aurait qu’une facette, polie et sans intérêt. Sans eux, Alain Gravel et Marie-Maude Denis n’auraient pas de travail. Sans eux, on n’aurait jamais su pour… vous savez qui.
Mais ça reste entre nous.