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J’ai été élevée par un chanteur et un écrivain

Que peut apprendre une adolescente perdue du chanteur suisse Stephan Eicher et son ami, l'écrivain français Philippe Djian?

Par
Audrey PM
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Je débuterai cette chronique par un pudique euphémisme : j’ai eu une enfance et une adolescence mouvementées. Divorce acrimonieux de mes parents, barouettée entre deux logements où je ne me sentais jamais vraiment chez moi et surtout : violence verbale, psychologique et émotionnelle au quotidien.

Je n’avais alors qu’un seul refuge, l’école. J’étais douée et j’avais des amis précieux. Ça me permettait de combler un peu le gouffre affectif creusé par toutes ces séances de colère et de criage d’insultes.

Adoptée par un Suisse étrange

Puis, un soir d’automne 1994, dans la cuisine d’une amie de ma mère, j’ai entendu une voix éraillée qui chantait avec un accent aux R escamotés : « Hope, hope, hope keeps me alive. Hope, hope, hope keeps me going. » À la télévision, je vois un grand brun aux cheveux longs frisés qui varge sur sa guitare dans le studio de Musique Plus. Véronique Cloutier désannonce la performance : « C’était Stephan Eicher qui chantait Hope, un extrait de son album Carcassonne qui vient tout juste de sortir dans les bacs! »

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Je sais pas si c’est le « Hope » répété dans le refrain comme un mantra, ou juste une connexion mystérieuse entre mon cœur et la musique, mais j’ai juste accroché.

Comme un bébé canard, j’ai « imprint » Stephan Eicher comme figure paternelle.

Comme une bulle qui remonte doucement à la surface de l’eau, j’ai suivi sa musique qui m’emportait vers l’air frais de l’espoir.

Quelles leçons une adolescente peut-elle tirer de l’œuvre de deux hommes d’âge mûr?

J’ai écouté l’album (ou plutôt la cassette) Carcassonne en boucle systématiquement pendant des années. Jusqu’à ce que le ruban s’étire et que la musique ralentisse. Je buvais les paroles, en anglais comme en français.

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La chanson Rivière m’apaisait avec ses paroles romantico-existentielles :

On ne sort pas du désert

On tourne sans fin

Le jour tombe et l’enfer

N’est pas aussi lointain

Mais je ne suis pas amer

Toujours on en revient

Et les blessures se ferment

Et attendre n’est rien

Et les larmes sont vaines

Et c’est le même refrain

C’est l’écrivain Philippe Djian, BFF d’Eicher, qui avait écrit le texte.

Comme le père que j’aurais aimé avoir, l’entité Djian-Eicher me berçait et apaisait mon désespoir d’être prisonnière d’une maisonnée où la violence régnait. Djian-Eicher me disait, à travers la musique : « C’est OK, tout le monde vit avec des chagrins et des regrets. Regarde-moi, je suis un homme mûr et j’ai les mêmes angoisses. Suffit de faire son mieux et de savoir reconnaître les interstices lumineux qui ponctuent les périodes sombres. »

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En amour, Djian-Eicher m’a appris que l’amour absolu existait, et qu’il pouvait vivre dans toute sa puissance au sein des gestes anodins du quotidien.

Dis-moi où, sur l’album 1000 vies, me chavire le cœur chaque fois que je l’entends.

Je me sers de ta serviette

Je la presse contre mon nez

Je finis tes cigarettes

Je les fume les yeux fermés

J’interroge le coussin tiède

Que tes fesses ont imprimé

Quelquefois je touche des lèvres

L’eau de ton bain parfumé

Sur le sol

Sur les murs

Sur le mou

Sur le dur

Dis-moi où

Si vraiment

Il le faut

De mes dents

D’un couteau

Dis-moi où

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J’ai toujours été créative, et j’ai toujours voulu travailler dans un milieu créatif. Stephan Eicher, à travers ses différents projets de concerts et de tournée, m’a montré comment me foutre de l’opinion des gens, comment rester authentique, comment me mettre au service de la musique et non de l’ego, comment pousser les idées toujours plus loin, comment croire en ses idées.

Philippe Djian, à travers ses romans, m’a appris que la création doit être réfléchie, mais doit absolument rester brute. Comme Hemingway, un de ses écrivains favoris, il faut écrire avec ses tripes, très précisément, sans compromis.

Et maintenant

Plusieurs albums, plusieurs concerts, plusieurs rencontres, même, plus tard, l’œuvre de Djian-Eicher reste marquante dans mon éducation. J’ai maintenant presque 40 ans, j’ai laissé la violence de mon adolescence loin derrière moi et j’ai réussi à me construire une vie paisible où je suis indépendante et forte.

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Je suis toujours la carrière de mes papas de cœur. Il y a quelques jours, j’ai eu la joie d’écouter leur toute dernière collaboration, l’album Homeless Songs de Stephan Eicher, qui contient des textes inédits de Philippe Djian, qui n’avaient pas encore été mis en chanson.

Je retrouve Eicher le guitariste, avec des riffs qui réveillent en moi des souvenirs rassurants, je retrouve Eicher l’arrangeur incomparable, et je retrouve Djian qui traduit les cœurs brisés comme un Hank Williams moderne.

En ce moment, la chanson Haiku – Papillons virevolte dans ma tête et ne veut pas partir.

Le soir venu les courants d’air

Les papillons dans la maison

Le téléphone posé par terre

De la lumière, des papillons

Où que tu ailles où que tu sois

Où que tu ailles où que tu sois

Ça fait toujours du bien, même adulte, une étreinte paternelle.

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