.gif)
Décembre. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec le train de vie du pauvre artiste qui essaie de rejoindre les deux bouts sans travailler à faire des sous-marins pour des adolescents stoned, sachez que ce mois est une période charnière de l’année en terme de contrats payants, à condition qu’un homme soit prêt à laisser sa dignité au vestiaire.
Toute une panoplie de personnages d’animation du temps des fêtes humiliants s’offre à vous.
Ainsi, vous pourriez gagner votre vie en interprétant à contrecœur : un lutin désabusé, un bonhomme de pain d’épice en tabarnak, un ours en peluche qui fume en sacrant, et pour les vétérans, le bon vieux Père Noël en léger état d’ébriété, qui s’avère une valeur sûre pour petits et grands.
Cette histoire nous ramène donc fin novembre dernier, alors que mon compte en banque commençait à manifester certains symptômes de malnutrition et mes divers créanciers une légère impatience me poussant vers une spirale de paranoïa où tout le monde pourrait être un éventuel dur à cuire venu m’amputer des deux jambes. Ce genre de frénésie des fêtes… Or, alors que je m’apprêtais à fuir en Argentine, les dieux de l’emploi alimentaire dégradant se manifestèrent sous la forme du coup de téléphone suivant :
— Charles? Tu fais quoi de ton mois de décembre?
— Laisse-moi vérifier dans mon agenda, lui dis-je en tapant “ahfuguDJKFhö?ak” à l’ordinateur, histoire de sonner occupé. Je devrais pouvoir t’inventer du temps, vous avez besoin de quoi? Un lutin? Une fée des étoiles étrangement androgyne?
— Ouais… À propos de ça… Va falloir qu’on t’explique…
Une semaine plus tard, je me retrouvai donc affublé d’un gigantesque képi de gendarme français, nœud papillon et gants de Mickey Mouse surdimensionnés, à souffler comme un morse dans un sifflet à chaque départ et arrivée d’une locomotive miniature à quatre compartiments, pilotée par un homme dont les soupirs n’étaient couverts que du bruit de train préenregistré de son dépressivissime engin ferroviaire. Je venais tout juste d’ouvrir les yeux sur l’incalculable abomination d’être chef de gare d’un train de centre d’achats pour les 3 à 6 ans…
Ainsi, commence une période approximative d’un mois de pur enfer du temps des fêtes.
Fantomatique, le site m’attendait tous les matins vide, sauf pour quelques artisans de sucettes à l’érable désireux d’ouvrir plus tôt boutique par ce que… je n’en ai aucune idée, personne ne se présentait à ce kiosque de toute façon, pour la simple raison que, de tous les produits de l’érable offerts au Québec, la sucette à l’érable est possiblement celui qui incarne le plus l’idée de la déception en bâton.
Déjà, les haut-parleurs du centre commercial entamaient leur premier tour intégral du même vieux CD de La Bottine Souriante qui me ferait bientôt frire le cerveau à grand coup de huit heures en boucle. Les rigodons s’égaraient avec écho dans les grands halls, comme s’ils avaient été interprétés par quelques fantômes de l’époque de la chasse-galerie prisonniers d’un Macey’s ou d’un Laura Secord. Les Ghosbusters auraient été les bienvenus à partir de la première demi-heure…
Heureusement pour moi, à partir de 11h tout était noir d’une marée d’abrutis de Noël, et ainsi commence la bien triste pièce de théâtre du chef de gare du train des tout petits.
Acte 1 scène 1
Madame 1 : Monsieur! Est-ce que ma fille peut embarquer dans le train?
Chef de gare : Madame vous êtes au courant que vous venez de big time dépasser la file d’attente?
Madame 1 : Il y avait une file d’attente?
Chef de gare : Non madame, tous ces gens en ligne derrière la corde en velours rouge sont en fait des mannequins de gens qui en ont plein le cul…
Acte 1 scène 2
Chef de gare : (S’adressant à un enfant qui vient de se pitcher aléatoirement dans un wagon.) Halte-là mon bonhomme! Est-ce que tu as ton billet pour embarquer dans le train?
Père de l’enfant : Ça prend un billet?
Chef de gare : Tel que le mentionne cette affiche “Billets 3$ en vente au kiosque ‘billetterie'” monsieur…
Père de l’enfant : Combien ça coûte?
Chef de gare : Trois dollars monsieur, tel que le mentionne cette affiche “Billets 3$ en vente au kiosque ‘Billetterie'” monsieur…
Père de l’enfant : C’est en vente où?
Chef de gare : Au kiosque “Billetterie” monsieur, tel que le mentionne…
Acte 2 scène 1
Chef de gare : Alors dans quel compartiment tu veux t’asseoir ma chérie?
Parent : Dis au monsieur quelle couleur tu veux, Océanne.
Enfant tétanisé : Bleu…
Chef de gare : Parfait! Alors, je te souhaite un excellent voyage à bord du…
Enfant tétanisé : Rouge…
Chef de gare : Parfait! Alors, je te souhaite un excellent voyage à bord du…
Enfant tétanisé : Jaune….
Acte 2 scène 2
Le chef de gare mange lentement son sandwich dans un costumier en s’observant mornement dans un miroir brisé.
Chef de gare : Tu n’es qu’une sombre farce…
Acte 2 scène 3
Chef de gare : (Face à un parent dont l’enfant hurle à tue-tête.) Vous savez, je ne crois pas qu’il ait vraiment envie de prendre le train…
Parent : Mais non! Nathan, t’es un grand garçon qui va prendre le train tout seul?
L’enfant hurle de plus belle.
Chef de gare : Monsieur, on va devoir y aller…
Parent : Est-ce que je peux embarquer avec lui?
Chef de gare : Ça va vous prendre un billet vous aussi.
Parent : Ça prenait un billet?
Chef de gare : Ah misère…
Acte 3 scène 1
Le train revient en gare.
Chef de gare : Ah! Regardez-moi cette merveille d’ingénierie et d’imagination les enfants! Toujours ponctuelle, la lueur de son phare perçant l’obscurantisme du Moyen Âge pour nous propulser vers une nouvelle ère de découvertes et d’imagination!
Parent : Regarde Luka, le monsieur parle dans un langage inventé.
Le chef de gare pousse un long soupir.
Acte 3 scène 2
Le chef de gare observe avec mélancolie le train vide qui fait des tours sans passagers depuis 15 minutes.
Chef de gare : Est-ce un simple train ou ma vie vide de sens qui défile devant moi?
Acte 3 scène 3
Parent 1 : Est-ce que c’est le dernier voyage?
Chef de gare : Tout à fait! Je vous en prie, prenez place. EN VOITU…
Parent 2 : Est-ce que c’est le dernier voyage?
Chef de gare : Tout à fait! Je vous en prie, prenez place. ALL ABOARD…
Parent 3 : Est-ce que c’est le dernier voyage?
Chef de gare : J’y œuvre de tout cœur, monsieur…
Parent 3 : (À son enfant.) Reste ici Jason, papa va aller acheter un billet. Les billets c’est où et ça coûte combien?
Chef de gare : (À lui même.) Seigneur, vous pouvez m’écraser avec un réacteur d’avion quand vous voulez…
RIDEAU
***
Pour lire un autre texte de Charles Beauchesne : “Comment vivre votre absence de retraite”