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À l’époque, il y avait trois bars dans la petite ville de Farnham : un pour ceux qui aimaient le country, un pour les cokés et le P’tit bar. C’est dans le dernier que j’allais, plus ou moins majeure, pour boire des sex on the beach en me faisant croire que les hommes de 23 ans étaient intéressés par ma personne : “Ouais, les gars de mon âge n’aiment pas les petits seins. C’est un goût qui se développe dans la vingtaine, je pense.”
C’est donc au P’tit bar que je fêtais mon dix-huitième anniversaire quand le propriétaire des lieux m’a proposé de prendre le shift de jour du samedi. En une journée, je ferais assez d’argent pour combler mes maigres besoins hebdomadaires d’étudiante, tout en développant un amour profond pour l’âcre et réconfortante odeur des vieux barils de bière.
Le problème, c’est que je ne connaissais rien du tout à l’alcool.Éric Lapointe aurait craché sur mes skills de bartendresse. Remarquez, c’est pas mal l’histoire de ma vie. On m’offre souvent des opportunités de carrière pour lesquelles je n’ai pas de compétences particulières. (Rédactrice en chef du prochain numéro du magazine Urbania? Ben oui, pourquoi pas…)
Je suis donc rapidement devenue la pire barmaid de région du monde.
Je savais décapsuler des bières et ouvrir des bouteilles de vin – à condition d’avoir des clients qui aiment leur blanc frais-sec-avec-bouts-de-liège. Quand on me commandait quoi que ce soit de plus compliqué (un rhum and coke), je laissais généralement le client le faire lui-même. Ça le faisait sentir comme un roi tout en m’évitant d’avoir l’air conne.
J’étais non seulement ignorante, j’étais maladroite. Au quotidien, j’ai la grâce d’un Robin Aubert avec des chiots excités à la place des mains, ça fait qu’avec un cabaret entre les doigts… Pour tout dire, en un an de carrière, j’ai dû casser autant de verres en travaillant que Magalie Lépine-Blondeau casse de cœurs juste en existant.
On pourrait se demander comment j’ai fait pour garder mon poste, alors que je suckais à ce point la marde. La réponse est simple : j’étais super bonne pour gérer les clients. Parce qu’entendons-nous, le client de jour d’un bar de région, c’est quelqu’un.
Il y a celui qui vient bruncher avec sa famille. Lui, ça se pourrait qu’il te demande de laisser son père t’enlacer parce qu’il te trouve cute : “Come on, c’est sa fête!”
Il y a celle qui vient avec un vieux manteau et qui le laisse sur sa chaise pendant qu’elle s’enfuit pour ne pas payer. (Le genre de madame que j’espère devenir.)
Il y a celui qui vient boire une bière parce qu’il a trop viré la veille et qu’il n’y a évidemment rien de mieux que de la broue pour remettre un estomac su’l piton. En général, il est mollo. Il est trop concentré à ne pas régurgiter pour t’embêter.
Il y a celui sur lequel tu as un petit kick et qui vient juste pour te narguer les ovaires à peine pubères. T’sais, celui qui dit si bien “Rose”? Ce n’est malheureusement jamais lui qui récite des paroles de Kaïn en te regardant dans les yeux (histoire vraie)…
Et il y a mon préféré : le criminel. Le bandit est pas mal l’incontournable du bar de région. Dans mon cas, c’était un moyen personnage. Mon criminel du samedi portait toujours un complet, souvent pastel. Il arrivait saoul avec sa caisse de 24 pour la boire sur la terrasse. Quand je menaçais d’appeler la police, il me rappelait qu’il avait déjà tué des gens pour moins que ça… une routine aussi agréable que saine.
Un jour, il est arrivé avec sa gang. Notre dynamique a soudainement changé.
Le vieux pervers en lui a pris le dessus sur le louche; il voulait impressionner ses amis. Attention, ce qui suit est d’une grave vulgarité.
Il me commandait un café brésilien quand ses yeux sont devenus langoureux. Un éclair de génie les a traversés : “T’as plein de grains de beauté dans ‘face, j’en ai plein su’a graine, ça doit vouloir dire quelque chose.”
On ne m’avait jamais dit quoi que ce soit d’aussi drôle.
J’ai éclaté de rire. Et ça l’a choqué.
Étonnamment, les gens qui se font sexuellement menaçants avec les jeunes femmes veulent rarement les divertir. Ses amis, terrorisés, se sont tus en attendant la punition qui me serait surement infligée. Je voyais bien leur réaction, mais je trouvais la phrase si improbable que je ne pouvais qu’en rire.
Quand je me suis calmée, le poète m’a tout simplement dit : “Si un jour quelqu’un te cherche du trouble, appelle-moi. J’vais m’en occuper.”
Un dénouement inattendu qui aurait pu être tout autre. C’est pourquoi je ne conseille pas hors de tout doute aux femmes qui se font cavalièrement aborder de rire au visage des idiots. Je conseille par contre assurément aux idiots de se taire.
Depuis que j’ai été barmaid en région…
- Niaise-moi pas, je suis backée!
- On peut difficilement scorer plus que 8/10 sur mon échelle de la vulgarité.
- Quand je vois un pénis, je vérifie s’il a des grains de beauté. (Je demeure convaincue que c’est un signe inquiétant pour la santé…)
- Je ne peux toujours pas te nommer trois sortes de gin.
***
Pour lire un autre texte de Rose-Aimée Automne T. Morin: Depuis que le commis de la SAQ m’a proposé de faire un trip à trois.