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J’ai enterré mon vieux iPod, tué par l’obsolescence programmée, pour lui rendre hommage

Il a été un fidèle compagnon; je lui devais bien ça.

Par
Jean-Michel Berthiaume
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Je suis dans ma cour, on est mardi et il fait enfin beau. Le soleil se montre malgré qu’il fasse encore un peu frais. J’ai plusieurs tâches à faire pour le compléter ma semaine, mais la seule responsabilité qui me pèse est irrationnelle, j’ai une pulsion que je ne peux m’expliquer. Encore plus, je ne saurai la partager sans craindre qu’on me dévisage. Mais malgré ça, je suis convaincu que c’est la bonne chose à faire, la chose honorable

J’ai le goût d’enterrer mon iPod dans ma cour.

Resquiat in iPod

Dernièrement, quand je tiens mon iPod dans ma paume, j’ai des relents d’émotivité comme quand on tient un petit animal en main. Je l’observe silencieusement et je l’imagine en train de respirer laborieusement, je vois cette petite créature se débattre contre son expiration. Les applications ne fonctionnent pas aussi bien qu’avant, il s’éteint pour aucune raison apparente trois ou quatre fois par jour et même les écouteurs semblent le dédaigner. Cette condition mécanique, on l’appelle Obsolescence programmée et elle fait des ravages dans ma vie depuis un mois maintenant.

L’obsolescence programmée est une technique implémentée par les compagnies technologiques qui fait dégénérer la qualité du fonctionnement de ton appareil après quelques années d’usage.

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L’obsolescence programmée est une technique implémentée par les compagnies technologiques qui fait dégénérer la qualité du fonctionnement de ton appareil après quelques années d’usage. Une fois en marche, ton téléphone (ou ton iPod dans mon cas [oui, c’est weird d’avoir un iPod en 2019, mais moi je l’aime beaucoup]) se met à moins bien fonctionner. La majorité des gens qui voient leur appareil plier sous cette pression technologique le remplacent aussitôt (c’est d’ailleurs pourquoi les compagnies ont implémenté cette technique, dès que ta machine fonctionne moins bien voici le nouveau modèle haut de gamme qui se pointe), mais je me refusais une telle porte de sortie; mon iPod était un valeureux compagnon, pas question que je l’abandonne à cette euthanasie mercantile.

Dans mon cas, l’obsolescence programmée a surgi dans ma vie lorsque mon téléphone Samsung Galaxie S3 a cessé d’être compatible avec les applications que j’utilisais. Premièrement, c’était quelques jeux, ensuite Slack, ensuite les textos se sont mis à rentrer plusieurs heures après avoir été envoyés. Il m’est même arrivé de recevoir un appel téléphonique, de répondre et d’entendre la personne à l’autre bout de la ligne répéter « allo… allo » comme si ma voix lui parvenait d’une source très lointaine, quasi intelligible.

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À ce moment, j’ai compris qu’il ne lui en restait plus pour longtemps.

Ab igne iphone capere

Quand j’ai commencé à ressentir ces émotions, je me suis certes trouvé irrationnel, mais je ne pouvais me débarrasser d’un sentiment de fidélité; mon iPod m’accueille tous les matins depuis 5 ans. Tous les matins, il me livre les podcasts qui vont me nourrir en conversation pour la journée. Mon téléphone lui, est ma ligne de survie, la ressource complète en cas d’urgence. D’un côté, j’ai un bon ami, qui m’alimente en culture et en divertissement; de l’autre bord, le téléphone qui m’a sauvé d’un milliard de pétrins, ma veste de secours sociale. J’imagine que si j’avais à me diagnostiquer, ça serait de la transferrance, c’est-à-dire l’investissement d’émotions de type humain (empathie, amour, dépendance) envers des objets.

Depuis qu’Apple a annoncé la fin de leur service iTunes, mon iPod ne cesse de déclencher le mode voice activation à qui mieux mieux. À chaque chanson jouée ou podcast écouté, sévit une interruption soudaine d’une voix qui m’interpelle et me prie de lui livrer ma commande vocale.

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C’est probablement le hasard, mais depuis qu’Apple a annoncé la fin de leur service iTunes, mon iPod ne cesse de déclencher le mode voice activation à qui mieux mieux. À chaque chanson jouée ou podcast écouté, sévit une interruption soudaine d’une voix qui m’interpelle et me prie de lui livrer ma commande vocale. Au début, je l’ai compris comme un autre dérèglement forcé, mais avec les jours, je me suis convaincu que c’était plutôt mon appareil qui désirait des derniers échanges. J’ai commencé à lui parler, lentement, doucement, de souvenirs ou à lui glisser des paroles réconfortantes; n’importe quoi qui ferait office de soins palliatifs. Sauf que je parle à une machine… que j’imagine mourante.

Memento mobile mori

C’est étrange, car en ressentant ces émotions, j’ai eu peur; c’est comme si je banalisais ou désacralisais le concept même de la mort biologique en l’appliquant aux objets mécaniques. Ma gêne de partager mes émotions face à ces outils provenait du fait que j’avais peur qu’on me croie insensible ou trop sensible, c’est selon, mais fondamentalement irrespectueux du « vrai deuil » que plusieurs doivent faire à certains moments de leur vie.

J’espère qu’il s’éteindra en sachant que je ne pourrai jamais le remplacer.

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Malgré ça, je vais quand même enterrer mes appareils ce soir dans ma cour (pour de vrai, mais symboliquement, vous n’avez pas besoin de souligner l’irresponsabilité écologique d’un tel acte, je vais les envoyer à l’écoquartier après, c’est certain). Et en accomplissant cet acte, je vais penser à Yves-Marie Lequin, l’aumônier des artistes qui bénit les iPhones à Nice, ou aux prêtres Shinto qui organisent des processions pour exorciser des processeurs au Japon. Je vais aussi penser aux technoanimistes qui s’inspirent du shintoïsme pour mieux vivre en harmonie avec notre époque matérialiste. Je vais surtout penser à mon iPod, valeureux compagnon de route cruellement arraché de ma vie par une technique mercantile barbare.

J’espère qu’il s’éteindra en sachant que je ne pourrai jamais le remplacer.

Mon iPod, à moitié enterré./Crédits photo: Jean-Michel Berthiaume
Mon iPod, à moitié enterré./Crédits photo: Jean-Michel Berthiaume

Adieu.

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