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J’ai honte.
Tous les journalistes du Québec ont été au moins une fois bénévoles pour Opération Nez rouge, l’organisme qui, depuis quarante ans, raccompagne des gens chaudaille pendant le temps des fêtes jusqu’au Nouvel An.
Pis moi, j’ai jamais fait ça, et ce, malgré mes vingt ans de bons et loyaux services au chevet de LA VÉRITÉ.
« Ahh Hugo, ça serait pourtant tellement ton genre en plus, un peu funky avec des bars et des matantes saoules hihihi », beuglez-vous, avec raison, en vous remémorant simultanément tous mes cabotinages journalistiques.
Quand mon boss JP nous a demandé de produire des histoires du temps des fêtes*, j’ai vu là un véritable signe du CADRAN DE LA DESTINÉE (je me calme).
*Pensez à des classiques médiatiques des fêtes, comme, Noël dans la rue, l’Opération Nez rouge, le premier bébé de l’année et la Canne à pommeau d’or remise au premier navire étranger qui jette l’ancre à Montréal.
Me voilà donc dans le souterrain de la Place Dupuis, prêt à vivre mon baptême de bénévole pour Nez rouge, en pleine saison forte des partys de bureau.
Mais bon. C’est jeudi soir, je ne m’attends pas à grand-chose.
Au bout d’un labyrinthe, j’arrive finalement au quartier général de l’organisme perché au huitième étage, d’où provient une petite musique festive.
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Il est presque 21h et quelques bénévoles débarquent en même temps que moi.
Dans la grande salle, il y a un sapin, des personnages gonflables à l’effigie du Grinch, du café, de la nourriture et même un photobooth pour permettre aux bénévoles d’immortaliser leur élan de générosité.
À défaut de pouvoir les payer, aussi bien leur rendre l’expérience agréable.
Je suis rapidement pris en charge. C’est la coordinatrice Amélie qui procède à mon enregistrement.
Comme j’ai une voiture et que je conduis manuel, ma valeur est décuplée (même si chaque bénévole vaut de l’or, awww).
Il y a trois jobs disponibles: escorte motorisé, chauffeur et partenaire.
Le premier, utilise son char pour trimballer l’équipe vers le client, et les prend ensuite en filature, jusqu’à la destination prévue. Le chauffeur conduit le véhicule de la personne chaudaille, tandis que le partenaire lui sert de copilote et gère la paperasse (rien de compliqué).
Une fois l’enregistrement fait (il existe une application qui simplifie tout le processus), on dirige les nouveaux bénévoles vers une salle où le visionnement d’une formation est obligatoire.
Nous sommes une vingtaine.
Le film est court et limpide. Rien de sorcier dans notre rôle et le gros bon sens est de mise.
En gros, d’éventuelles contraventions sont à nos frais, on doit remettre la totalité de nos pourboires à l’organisme (qui redonne à son tour à de jeunes étudiants) et il ne faut pas boire d’alcool pendant notre bénévolat (d’uh!).
Ne reste plus qu’à former des équipes de trois.
Maïté et Jacques
On me jumelle avec Maïté, fraîchement embauchée aux communications au sein de l’organisme. Elle aussi s’apprête à vivre son premier quart de bénévolat.
Puis, il y a Jacques, un vétéran qui donne ses heures sans compter depuis maintenant 13 ans. Le bénévole de 76 ans (qui ne les fait pas) connaît tout le monde dans la place. C’est même lui qui gérait notre formation vidéo, tout à l’heure. « Je suis devenu bénévole pour socialiser, surtout. J’ai rencontré des gens qui sont devenus mes amis », m’explique ce sympathique retraité, affichant fièrement sur sa casquette les épinglettes des treize éditions auxquelles il a pris part.
Il raconte fièrement avoir vécu avec deux camarades le deux millionième raccompagnement de l’organisme, ce qui lui a valu une virée à New York en 2015, pour assister à un match de baseball en limousine.
Mais Jacques n’est pas devenu bénévole pour recevoir des cadeaux, loin de là. Il aime les gens et ces derniers le lui rendent bien. « On prend toute sorte de monde et ça se passe bien 98% du temps. Il arrive à l’occasion que les gens soient chauds et désagréables, mais c’est très rare », raconte-t-il, ayant assez de ses dix doigts pour compter ses mauvaises expériences.
Un premier appel
Il n’est pas encore 22h quand un premier appel entre. Une dame a besoin d’un lift dans un bar sur René-Lévesque.
On ramasse nos vestes rouges et une sacoche contenant les documents à remplir, puis on se met en route, avec la voiture de Jacques, une Cadillac.
« J’ai l’impression qu’on va bien rire! », s’enthousiasme Maïté, fébrile.
En bonne élève, elle demande à Jacques de lui donner le kilométrage de son odomètre, conformément aux directives émises durant la formation. Elle prend son rôle de partenaire très au sérieux. Jacques sera l’escorte motorisée et c’est moi qui hérite du mandat de conduire la voiture des clients. Une occasion rêvée de faire mon frais avec autre chose qu’une Kia Rondo 2011.
Maïté informe Lucie*, la cliente, qu’on s’approche. Une application facilite désormais grandement les échanges, tant avec l’organisme que la clientèle.
*Prénom fictif
Jacques zigonne un peu pour trouver un endroit où se stationner à cause de la partie d’hockey qui vient de se terminer au Centre Bell, créant un bouchon monstre. Il en profite pour m’expliquer qu’à part quelques irréductibles, le roulement des bénévoles est assez constant. Les Jacques ne courent pas les rues.
«On m’a même donné deux billets pour le match de ce soir et j’ai préféré garder mon shift », avoue-t-il.
Des gens se trémoussent et des jeux de lumière éclairent le plancher de danse à travers la vitrine à l’avant du restaurant. Le party est pogné.
Maïté y va de sa première bonne question: on la trouve comment, cette fameuse Lucie? C’est vrai, ça. On a beau avoir des vestes nous identifiant clairement à titre de bénévoles pour Opération Nez rouge, on ne peut pas commencer à beugler son nom dans le restaurant par-dessus la musique jusqu’à ce qu’elle se manifeste. Jacques explique qu’il n’y a pas de recette magique et réitère sa pleine confiance en nous.
«Je vous attends ici, faites-moi signe en sortant », laisse-t-il tomber, garé en face du restaurant.
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Notre enquête est de courte durée. Une personne en train de fumer devant la porte nous pointe la Lucie en question, assise en retrait sur une chaise, devant le vestiaire. Un peu plus loin, la fête bat son plein sur le plancher de danse.
« J’aimerais ça que ça reste discret », demande Lucie, qui a déjà son manteau sur le dos et semble pressée de sortir.
On se rend à un stationnement à l’arrière pour prendre sa voiture. Jacques nous attend toujours dans la sienne sur le boulevard.
Le véhicule, spacieux, est tout équipé avec, en prime, des sièges chauffants. Notre cliente frigorifiée nous demande de mettre le chauffage au maximum.
Notre cortège part à destination du nord de la ville. Le trafic est toujours aussi intense. Lucie a le hoquet et des rots. Sa voix est molle à cause de l’alcool, ce qui ne l’empêche pas de nous faire la conversation.
Elle dit d’ailleurs qu’elle-même va bientôt faire son premier quart, comme bénévole, chez Opération Nez rouge. « J’ai tellement utilisé leurs services que j’ai l’impression de donner au suivant », explique Lucie, qui fait ma soirée en m’appelant « minou » et en me donnant environ 30 ans. Elle est vraiment en état d’ébriété, semble se dire Maïté, la jeune vingtaine, qui voit certes en moi un baby-boomer.
Décidément, cette génération n’a aucun respect pour ses aînés.
Mais bon, je profite de mes bonnes grâces aux yeux de Lucie pour lui demander pourquoi elle ne voulait pas que ses collègues sachent qu’elle part avec Nez rouge, plus tôt, au restaurant. A-t-elle honte d’utiliser ce service?
« Pas du tout, je trouve ça juste un peu gênant de partir aussi tôt. »
Par le rétroviseur, la Cadillac de Jacques nous talonne toujours.
Notre passagère en profite pour nous détailler le menu complet pour son souper d’anniversaire, prévu en fin de semaine, dans sa famille.
Se définissant elle-même comme une « people pleaser », Maïté s’exclame à chaque item du menu comme si elle apprenait avoir remporté le gros lot. « Wow! J’adooooore le gâteau aux carottes! »
On dépose Lucie à destination, saine et sauve. « Ouin, j’ai bien fait de revenir avec vous autres », admet notre passagère, plus éméchée qu’elle ne le croyait.
Un baptême réussi.
« Psychologue, papa, maman, ami ou confident »
La cliente nous salue et utilise l’application pour laisser un pourboire de 20$. Nous n’avons pas le droit de toucher quoi que ce soit, tout est remis à l’organisme, qui redistribue ensuite les profits à une bonne cause.
On grimpe à nouveau dans la voiture de Jacques, que Lucie surnommait M. Cadillac, en attente de notre prochaine destination.
Un autre appel est logé quelques minutes plus tard, pour une dame dans un restaurant pas trop loin.
En chemin, Jacques nous raconte quelques anecdotes.
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Par exemple ce gars tellement saoul que sa femme et sa belle-mère l’attendaient de pied ferme sur le balcon.
Ou encore, ces gens qui ont appelé la centrale le 31 décembre pour obtenir la permission de garder les bénévoles pour célébrer le décompte avec eux. « Ils nous ont même donné un morceau de gâteau! »
Jacques ne cache pas que les chapeaux des bénévoles sont multiples, chez Nez rouge, surtout considérant l’effet de l’alcool sur les gens. « Souvent, t’es un psychologue, le papa, la maman, l’ami ou le confident », résume-t-il.
Dans quelques minutes, j’allais découvrir que ça pouvait même être plus que ça.
Se tromper de voiture
La Cadillac s’immobilise en face d’un restaurant italien de la rue Jarry.
Comme pour notre première intervention, Maïté et moi allons récupérer notre cliente, pendant que Jacques patiente dans son char.
Mélissa* est facile à trouver. Le party tire à sa fin et les employé.es restant.es m’orientent au fond de la salle, où elle est assise, un peu dans les vaps.
-Salut ici Opération Nez rouge, on vient vous chercher.
Mélissa nous toise de la tête aux pieds, avant de finalement comprendre en voyant nos vestes rouges.
Je l’escorte vers le vestiaire, où elle met un temps fou à essayer d’enfiler de longues bottes. Maïté lui propose de l’aide, qu’elle refuse. Elle s’exécute d’une main, en tenant le rack à manteaux de l’autre. L’entreprise est laborieuse.
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En l’attendant, on discute avec les autres fêtards, dont une dame qui nous demande un lift sur le fly pour aller à Saint-Sauveur. Maïté lui explique la bonne procédure à suivre pour obtenir un raccompagnement. « Bah, je vais prendre un peu l’air et je devrais être correcte », tranche-t-elle finalement.
Mélissa est prête à partir. Je transporte sa boîte remplie de cadeaux, ses souliers et sa sacoche jusqu’au stationnement.
Elle éclate de rire en réalisant s’être trompée de voiture. C’est Maïté qui trouve finalement la bonne à l’aide de l’application de l’organisme.
Le party était visiblement bien arrosé, Mélissa étant pas mal moins volubile que Lucie. Elle est ricaneuse, par contre, et très bon public.
Elle me complimente beaucoup, aussi, en plus de me tapoter affectueusement l’épaule, à l’occasion. « T’es beau toi, à l’intérieur et à l’extérieur…», me complimente-t-elle sur l’autoroute 440.
Maïté rigole, choyée de pouvoir assister à la naissance de cette romance inattendue.
Notre destination se trouve à Chomedey. Jacques nous suit toujours, expliquant que la plupart des clients habitent dans la grande région montréalaise. À l’occasion, il se rend plus loin comme Joliette ou Sainte-Thérèse, ce qui limite cependant leur nombre de raccompagnements.
Mélissa habite un bungalow. Je gare son VUS dans l’abri Tempo, avant d’aider ma passagère à sortir en raison de son état et d’une mince couche de glace qui recouvre le stationnement en pente.
Je reconduis Mélissa jusqu’à la porte avec ses cadeaux. Elle me complimente une dernière fois avant de faire ses adieux. De retour dans la Cadillac de Jacques, Maïté remplit le formulaire comme il se doit.
Une requête annulée
Le temps file, on retourne à Montréal. Jacques raconte la fois où il a fait du parachute à 75 ans à la compagnie de Guillaume Lemay-Thivierge. «Il est ben ben fin. »
Maïté commence à bâiller aux corneilles. Vraiment, ces jeunes ne sont pas faits fort.
Je pousse pour prendre un troisième appel, plaidant qu’il manque un raccompagnement de jeunes sur la brosse à mon palmarès de bénévole.
Maïté se laisse convaincre. Jacques, lui, est habitué à finir aux petites heures. Souvent, il est le dernier à quitter la centrale, aux aurores.
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Un troisième appel entre pour une salle communautaire sur le boulevard Henri-Bourassa.
Maïté insiste d’abord pour faire un arrêt pipi, quelque part. « J’aurais pas dû prendre ma petite canette de Bubly, avant… », souligne-t-elle. Un vrai boulet! Sa punition, ce sera de devoir aller se soulager dans le bar le plus louche de toute la Couronne Nord.
On arrive à destination vingt minutes plus tard. L’endroit semble désert. Le répartiteur informe Jacques que la requête a été annulée.
Maïté y voit un signe du destin et décrète la fin de l’aventure.
Jacques met le cap vers la centrale.
Une soirée tranquille ne lui ferait pas de tort. La semaine dernière, une passagère a vomi dans sa voiture et il sera en poste – comme d’habitude – les 24, 25 décembre, sans oublier le 31.
Notre trio se sépare à la Place Dupuis.
En tant que Montréalais, il ne m’arrive pas souvent de faire appel à Opération Nez rouge, mais si je le fais et que je tombe sur Jacques, un soir, c’est sûr que je lui offre un morceau de gâteau, en plus de ma reconnaissance infinie.
Et qui sait, un jour, c’est peut-être moi qui prendrai le relais. Avec Maïté?
Certainement, c’est toujours le fun de passer du temps avec quelqu’un qui s’extasie autant devant du gâteau aux carottes.