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Ça fait trois jours que je croise Jean-Marc Vallée partout à Rouyn. Chaque fois, je n’ose pas l’aborder. Je serais pourtant à un degré de séparation de Nicole Kidman, Meryl Streep pis Matthew McConaughey.
Mais ce matin, je m’en vais déjeuner avec lui.
L’endroit est plutôt commun. Une immense salle avec plusieurs tables rondes. Un centre des congrès, quoi. Le nom n’est pas sexy, mais ce que je m’apprête à vivre est à l’image d’un rêve devenu réalité. J’ai l’impression d’être aux premières loges d’un grand plateau américain, où je suis figurante au brunch-conférence donné par le réalisateur. Je déambule entre les sièges réservés, en quête du meilleur spot pour ne rien manquer. Une fois installée, on annonce l’ouverture du buffet. Je me garroche comme si ça faisait deux mois que je pratiquais une diète intermittente et je remplis mon assiette de gras et de bonheur.
Jean-Marc Vallée s’assoit devant Martin Guérin, cinéaste et professeur de cinéma, qui animera la rencontre. Tripeux de musique, le conférencier est aussi DJ à ses heures: il a concocté une trame sonore de 9 heures pour l’occasion. Mon estomac et mes yeux sont comblés. Je vais boire ses paroles en même temps que mon petit café constamment réchauffé par Monique, la serveuse. Le géant s’avance.
Play.
Entre mes premières gorgées de café, j’apprends que les premiers émois cinématographiques de Jean-Marc Vallée ne sont nul autre que… des films de Jésus. Moi c’est Leo et Titanic, lui c’est le Christ, crisse. À chacun son Dieu, hein. Sa mère était très croyante et chaque année à Pâques, tous les films religieux défilaient dans son salon, pendant que la majorité des enfants se bourraient la face de cocos en chocolat. Sinon, il regardait Singing in the Rain, avec Gene Kelly. La famille n’avait pas assez d’argent pour aller au cinéma, donc le petit écran était l’accès principal à la cinématographie. Et quand ses parents n’écoutaient pas du jazz ou des crooners britanniques, CKAC résonnait toujours dans la maison du quartier Rosemont.
Il a accepté de réaliser Liste noire avec Michel Côté parce qu’il était un fan de Hitchcock et que ça lui donnait un terrain de jeu formidable pour s’amuser avec le thriller. Sauf que déjà, il se sentait brimé par le budget. Il avait déjà des envies de grandeur et il ressentait les limites financières du Québec en matière de cinéma.
Sur la scène, Jean-Marc Vallée raconte qu’il aurait aimé avoir un début de parcours différent. Il a accepté de réaliser Liste noire avec Michel Côté parce qu’il était un fan de Hitchcock et que ça lui donnait un terrain de jeu formidable pour s’amuser avec le thriller. Sauf que déjà, il se sentait brimé par le budget. Il avait déjà des envies de grandeur et il ressentait les limites financières du Québec en matière de cinéma. L’artiste est très critique envers son travail des premières heures, mais du même souffle, il admet que ce film lui a ouvert les portes des États-Unis. Il a enfilé un western spaghetti et un film, Loser Love, qu’il regrette d’avoir réalisé. Il adorait le cinéma, mais il était malheureux de ne pas faire ce qu’il aime.
Après une rencontre marquante avec François, un ami de la famille, il a eu envie de raconter sa vie en image et en musique. De là est né C.R.A.Z.Y. Il a rassemblé les souvenirs de cet homme et en a fait le film qu’on connaît tous. Un critique français lui a dit : « Vous avez fait votre coming-out artistique. » Et c’est là que Vallée y va d’une étonnante révélation en disant que selon lui, son travail était trop show-off. « C’est trop gros. La réalisation cherche à épater. Il y a trop de mouvements. Trop de musique forte. »
À ce moment, je ne peux m’empêcher de penser qu’on voudrait tous être capables d’être show-off de même…
Mais, pas le temps de réfléchir à savoir s’il est trop dur envers lui-même ou pas, il enchaîne. Ce film l’a rapproché encore plus de nos voisins d’en bas. Il s’est déniché un agent américain et a accepté de nouveaux projets, comme The Young Victoria. Est venu ensuite Café de Flore. C’est là que Jean-Marc a trouvé son style. Les choses n’allaient pas assez vite à son goût. C’était un plateau compliqué avec beaucoup de monde, dont des enfants atteints de trisomie. Il a demandé à tout le monde de sortir, il a éliminé les distractions, et il s’est mis à filmer les enfants sans qu’ils ne le sachent. En regardant les rush, il a été ému.
Les acteurs adorent son approche. Dans Big Little Lies, il peut suivre Nicole Kidman pendant 30 minutes avec sa caméra, sans couper, toujours en réaction à son jeu.
Depuis, il tourne tous ses projets de la même façon : caméra à l’épaule, en épurant au max l’équipe, accompagné de son complice Yves Bélanger, qui a l’œil (et le bras). Il a décidé d’arrêter de « jouer au cinéma », et a commencé à en faire. Il n’a pas de temps à perdre avec les banalités techniques. Les acteurs adorent son approche. Dans Big Little Lies, il peut suivre Nicole Kidman pendant 30 minutes avec sa caméra, sans couper, toujours en réaction à son jeu. Ce qui compte, c’est l’émotion pure. C’est pas pour rien qu’en fin de journée, il lui arrive souvent de prendre le relais d’Yves Bélanger et de tenir lui-même la caméra, question de lui éviter une tendinite.
Dans Dallas Buyers Club, Jean-Marc voulait démissionner après une semaine. Il trouvait que Matthew McConaughey et Jared Leto jouaient trop gros.
Pause.
Je me demande comment c’est, travailler avec ces deux-là…
Play. Un jeu de chat et de souris a débuté. Jean-Marc s’est mis à reculer le plus loin possible pour éviter les close-up, étant de l’école less is more. Mais les acteurs revenaient vers la caméra pour avoir leur gros plan. C’était comme une danse exécutée dans le respect, jusqu’à ce qu’une confiance s’établisse entre eux, et que Jean-Marc comprenne au montage que parfois, more is more, ça fonctionne. Fait amusant : Matthew McConaughey a perdu 48 livres pour ce tournage. Son corps étant en choc, il pleurait tous les jours sur le plateau.
Ça fait 10 mois qu’il essaie d’apprivoiser l’art de ne rien faire. Il a lentement repris goût aux sorties et au cinéma en tant que spectateur.
Wild a marqué la rencontre entre Jean-Marc Vallée et Reese Witherspoon, ce qui l’a ensuite mené à Big Little Lies, et Sharp Objects. Il a enchaîné les projets d’envergure «back à back» dans les dernières années. Quand on est passionné comme il l’est, on fonce les yeux fermés. Mais parfois, le prix du succès, c’est de frôler le burn-out. Il a passé proche de sombrer dans le dark side, et je parle pas ici de la fin tragique de John Lennon, au centre de son prochain projet de long-métrage, John et Yoko. C’est pourquoi il s’est imposé une pause. Ça fait 10 mois qu’il essaie d’apprivoiser l’art de ne rien faire. Il a lentement repris goût aux sorties et au cinéma en tant que spectateur. D’ailleurs, au Festival de cinéma international de l’Abitibi-Témiscamingue, il n’a presque rien manqué. Il était de toutes les projections.
Aujourd’hui, ses enfants suivent son chemin. Comme Obélix, ils sont tombés dedans quand ils étaient petits, et ils font leurs premiers pas dans le milieu. Jean-Marc leur souhaite un équilibre, comme celui qu’il aspire à trouver depuis 10 mois et qu’il tentera assurément de mettre en pratique en choisissant ses prochains projets.
Mon assiette est vide, ma tête est pleine. Mes yeux, eux, attendent le prochain Jean-Marc Vallée avec impatience. Et chaque fois que je verrai un de ses films, une de ses séries, je me souviendrai que j’ai un jour, un peu, brunché avec lui.