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Cylvie Gingras est journaliste de rue pour le magazine L’Itinéraire. Avant d’y entrer, elle est souvent passée par le tourniquet de la survie: de la rue à la prison, de la cure de désintoxication au centre d’hébergement pour femmes. Récit d’une vie pas toujours gold.
J’ai connu le luxe dans une vie pas si lointaine. À peine sortie de l’adolescence, tout me souriait. J’avais un bon salaire, j’étais syndiquée, j’avais de bons avantages sociaux et j’habitais un grand six pièces. Ce que je gagnais d’une main, je le dépensais aussitôt de l’autre, sans penser à demain : en 1976, j’ai acheté une Hitachi 20 pouces à 800 piastres, l’équivalent d’un mois de salaire. À l’époque, j’aimais être la première à me procurer ce qu’il y avait de plus cher. J’aimais flasher devant mes chums moins nantis et me donner bonne conscience en leur faisant profiter de ce que j’avais. Après 15 années passées à mener la grande vie, j’ai perdu mon emploi : j’ai pris toute une débarque, une estie de drop au bas de l’échelle sociale ! Moi, la parvenue qui méprisait les itinérants et les quêteux, je me retrouvais à la rue du jour au lendemain. Je devais survivre quotidiennement, dans un univers dont j’ignorais tout…
Croyez-moi, l’ego m’a dégonflé assez vite .
L’anti-luxe
Pendant trois ans, j’ai été une marathonienne qui marchait au rythme des battements de coeur des rues de Montréal. Je dormais dans un sous-sol public, humide, lugubre et sinistre, où se tramait toutes sortes de magouilles. Jusqu’au jour où mon ami Le Pic m’a invitée à partager son repaire (une chambre munie d’une cuisinette et d’une minuscule salle de bain), en me précisant que personne n’y avait eu accès avant moi. Tout un privilège. J’ai accepté, même si je préférais de loin avaler les kilomètres de bitume que la rue m’offrait, plutôt que de partager un lit à deux dans son appartement.
Puis un matin, Le Pic m’a emmenée dans le stationnement du Dunkin Donuts, tout près du Terminus Voyageur. Là, un camion nous attendait
pour nous emmener passer des circulaires. J’ai fait ça pendant des mois. À la fin de la journée, j’empochais 25 piastres, juste assez pour me payer deux grosses bières et un quart de cocaïne, mon luxe à moi. Je mangeais avec l’argent qui me restait.
Prison deux étoiles
Quand je suis entrée à la prison Tanguay, j’avais de l’argent, donc je pouvais m’acheter du tabac et de la dope. Et ça, en-dedans, c’était toute une monnaie d’échange pour se procurer des chips, du chocolat et… du sexe. À une autre époque, le ministère de la Sécurité publique subventionnait les institutions carcérales et le tabac était fourni. Plus maintenant. Aujourd’hui, si tu arrives en prison les poches vides, oublie ça… Pas de tabac, pas de dope, tu deviens fou à tourner en rond dans ta cellule de 40 pieds carrés. Quand je suis sortie de prison, je ne voulais plus retourner dans la rue. Mon corps usé ne pouvait plus suivre le rythme. J’ai donc été obligée de me trouver un microscopique deux pièces, situé dans un sous-sol d’à peine 200 pieds carrés. Une méchante transition ! Il y avait une table à cartes, deux chaises pliantes pour mobilier de cuisine et un énorme frigo jaune qui me cachait la vue sur l’extérieur. Je n’avais pas de matelas, même pas une cuillère pour faire de la freebase ! J’étais tellement déprimée que je me serais propulsée à travers la fenêtre, même si je savais que le résultat serait un atterrissage forcé sur la pelouse…
Pendant des années, j’ai regardé le hockey sur un écran de 13 pouces en noir et blanc dans mon appartement. J’avais muni l’antenne d’une perruque faite d’un morceau de laine d’acier. Mettons que je n’avais pas besoin de fumer un gros pétard pour voir quatre équipes se disputer trois rondelles.
Puis, il y a six ans, j’ai réalisé que si je me dopais moins je pourrais enfin avoir le téléphone et le câble, tout en n’étant pas plus pauvre. Je me les suis procurées. Mais encore aujourd’hui, quand les comptes arrivent, ça me défrise tellement que ça m’évite de payer une coiffeuse.
luxe au quotidien
En septembre 2007, pour combler mon fanatisme pour la Série mondiale de baseball, j’ai acheté une télé avec un gros cul, la soeur aînée des télés Plasma, ainsi qu’un combo vidéo-DVD pour 237 $, ce qui représente une fortune pour moi! Je me suis procurée un ordinateur, mais pas d’imprimante ni Internet.
Aujourd’hui, le simple fait de regarder un bon match de baseball ou de tennis fait partie de mes p’tits bonheurs quotidiens. Et depuis que j’ai un DVD, je peux louer ce qui me fait le plus tripper. J’apprécie le peu que je possède, parce que si j’enviais ce que je n’ai pas, je gâcherais ce que j’ai. De toute façon, je suis convaincue qu’à la fin de la vie, le coffre-fort ne suit pas le corbillard !
Quand je serai morte, on ne me couvrira pas avec une couverte de piastres ! Comme de mon vivant, anyway, j’aurai pas une estie de cenne !
Ce texte est issu du numéro 20 spécial Luxe | Été 2008