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Jacques Nadeau et le terrain inconnu de la retraite
Jacques allume une cigarette avec son grille-pain.
« 70 ans, tabarnak. Ça fait bizarre en crisse, lance-t-il en claquant son nuage de fumée, surtout que j’ai jamais aimé le mot retraite. »
Photographe de presse renommé et collaborateur de publications prestigieuses telles que le New York Times, Times Magazine, Globe and Mail, et, surtout, Le Devoir, soit le quotidien auquel il est resté fidèle au cours des 35 dernières années, l’inimitable Jacques Nadeau a accroché sa caméra en décembre dernier, laissant une empreinte marquante sur le paysage médiatique québécois.
Sa lentille singulière, profondément humaniste, scrutait les rues de la société, des musiciens aux politiciens, n’oubliant jamais au passage ceux qui n’ont rien. Un regard méticuleux jeté dans l’ombre du monde.
« J’étais pas un manuel, ni un intellectuel, fa’que toute ma vie, j’ai couru après l’actualité. »
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Il dépose mon café sur une table bancale, recouverte de paperasses : des numéros de téléphone griffonnés dans l’urgence, des livres, des honneurs encore dans leur emballage, des tirages, parmi lesquels celui de sa plus célèbre photo sur laquelle on peut voir René Lévesque, clope au bec, jouant au pool avec des ouvriers.
Même s’il considère que sa vie ne réside pas dans son passé, mais bien dans son avenir, il accepte de revenir sur une enfance modeste passée dans le quartier Limoilou de Québec. À défaut de s’en rappeler comme heureuse, il l’a décrit comme libre. « Je faisais ce que je voulais. “Tu apprendras de tes erreurs”, disait ma mère. Dans la basse-ville, “en bas-en bas”, c’était heavy en crisse, les gang de “bécyk” venaient de ma paroisse. »
À 16 ans, il décroche un premier emploi comme bûcheron. Dépourvu de diplôme secondaire, il persuade le directeur du programme de journalisme à l’École supérieure en Art et technologie des médias (ATM), à Jonquière, de le laisser s’enrôler, la veille même de la rentrée.
« Avec la précarité vient la débrouillardise » ajoute-t-il, une qualité qu’il estime avoir largement contribuée au succès de sa carrière.
Avant même la conclusion de ses études collégiales, Jacques s’envole pour San Francisco, alors en pleine effervescence culturelle. « J’ai marché, marché et marché, et c’est là que j’ai vraiment appris à regarder. Regarder l’Autre. »
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Il fait l’acquisition d’une petite caméra, signe une première publication dans le Soleil, qui contribue à financer la moitié de son voyage.
Parti à la rencontre du monde, c’est en Californie qu’il se découvre à travers la photographie. « Je me levais à 5h du matin pour avoir la meilleure lumière, jusqu’à ce que je réalise que la photo, c’est surtout les humains qui l’habitent. »
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La vingtaine naissante, il fait ses premières armes à la Presse Canadienne. En échange d’un salaire dérisoire, il voyage, enchaîne des semaines de 100 heures, se battant pour devenir le premier photojournaliste francophone reconnu au pays. Malgré sa frêle stature, celui qu’on surnomme le Snake enchaîne les premières pages. « Il fallait être en avant, et ça poussait comme au hockey », raconte-t-il avec une pointe de nostalgie.
« La photo était ma seule raison d’être. Je n’ai pas eu de copine pendant 10 ans. C’était l’fun en crisse, d’être en compétition avec les meilleurs photographes canadiens. », évoque-t-il à propos de cette période qui coïncide avec l’émergence du mouvement indépendantiste québécois.
Jacques me raconte son histoire tantôt debout, tantôt assis ou tourbillonnant loin de moi. Un peu de café s’échappe de sa tasse alors qu’il évoque des souvenirs de la guerre civile au Sri Lanka, Port-au-Prince libéré de Duvalier, les manifestations d’Alger, l’occupation des Warriors à Kanesatake, la Guerre du Saumon, les CHSLD de 2020, jusqu’aux deux référendums où il avait des accès privilégiés aux clans du OUI.
– T’es-tu fatigué?
– Des fois oui, mais souvent non.
– Étais-tu un photographe facile à gérer?
– Ça, ça dépendait des assignations.
Il allume une autre cigarette, habitude qu’il jure arrêter bientôt.
– Où j’suis vraiment bien, c’est en terrain inconnu. Quand mon regard est vierge. J’ai encore une image de moi à Jérusalem qui essaie de se sauver du fixer.
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« Ma job était simple; avoir LA shot. “The best shot”, résume-t-il. Ma carrière a carburé à l’obsession et à la passion. Il faut un peu d’obsession pour traverser l’obscurité et se dire “je rentre là”, et de la passion pour puiser l’inspiration nécessaire. Mais le danger, faut jamais que tu penses à ça. On n’est pas fonctionnaire. Si t’as peur, tu vas aller nulle part. “No guts no glory”, disait mon mentor à la Presse Canadienne. »
Les plus gros coups qu’il a reçus, ils sont pourtant arrivés chez lui, en 2012, à Montréal. « La grève étudiante, j’ai trouvé ça grandiose. Dans l’temps, j’ai joué au blackjack avec René Lévesque et il me confiait à quel point, la jeunesse était cruciale à ses yeux. C’est l’avenir. Charest ne l’a pas respectée et j’ai trouvé ça impardonnable. »
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Après avoir serpenté plus de 500 kilomètres à travers les manifestants, se retrouvant souvent en première ligne des affrontements, ses clichés récoltent de nombreuses distinctions et aboutissent à la publication d’un livre intitulé Carré rouge. Imprimé à chaud, l’ouvrage devient un immense succès en librairie. « Un témoignage visuel sur une jeunesse un peu rebelle, se hissant parmi les meilleures ventes de l’année. J’étais content! Avec, en plus, une préface signée par mon ami Jacques Parizeau. »
Fort de 46 années de carrière et d’un nombre infini de rencontres, je lui demande si une personnalité l’a particulièrement marqué. « Gérald Godin! Poète et ministre de l’Immigration! Faut le faire en crisse. Il est marié avec Pauline Julien et marche avec des bottes de travail, les lacets détachés. »
Deux romantiques quelque peu dépeignés.
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Un chou-fleur repose sur le bord de sa fenêtre qui semble être isolée avec du duct tape. Un keffieh s’improvise en abat-jour, et de grands formats recouvrent ses murs : évidemment, Lévesque au billard, mais aussi Mick Jagger, David Bowie, une bergère palestinienne. Quelques photos de l’amour de sa vie, sa fille Virginie, avec qui il est toujours très proche.
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Mes pieds sont gelés dans ce condo d’Outremont au mobilier épuré, l’endroit même où Jacques s’est fait dérober 100 000 photos stockées dans des disques durs en 2015. Une catastrophe dont il m’assure s’être remis.
Jacques m’invite à rencontrer sa « bande d’Ukrainiens » : des manifestants se rassemblant devant le consulat russe pour exprimer leur opposition à la participation de la Russie aux Jeux olympiques de Paris.
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On saute dans sa petite voiture. En quittant le quartier, je lui demande pourquoi il s’est établi dans ce quartier cossu : « Pour offrir à ma fille tout ce que je n’ai pas eu », dit-il en accélérant et sans trop se soucier de la neige qui s’accumule au sol.
Affirmer que sa conduite est nerveuse serait un euphémisme. Jacques aligne les cigarettes en zigzaguant sur l’avenue du Parc, vante le courage des militants d’Extinction Rebellion, évoque avec fierté ses 20 ans d’enseignement en photojournalisme à l’Université de Montréal, soulignant la réussite de certains de ses anciens étudiants qui font désormais carrière aux quatre coins de la planète.
On passe devant la maison Ernest-Cormier sur l’avenue des Pins.
« Ma première shot pour la CP, c’était Justin sur les genoux de son père. »
Dans chaque recoin de Montréal, une histoire s’accompagne d’une photo, ou vice-versa. Avec Jacques, il y a toujours une photo.
Parmi ses milliers de clichés témoignant d’une longue et illustre carrière, deux éléments demeurent toutefois du domaine de l’intime, préservés loin de son objectif : la mer et le ciel.
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On se stationne à flanc de montagne. Ses deux appareils tiennent en équilibre sur sa maigre silhouette. « Je prends presque tout le temps ma 24mm parce que j’aime ça me coller, mais suis pas un photographe technique, demande-moi rien de plus sur mon kodak. »
Il croise des visages familiers et capture quelques clichés pour un livre en cours de réalisation.
« J’aimerais ça, aller en Ukraine! Y a pas un ostie de média en Ukraine, ces temps-citte. Ça n’a pas de calice de bon sens », peste-t-il entre deux prises.
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Les manifestants entament l’hymne national devant l’imposant bâtiment beige couronné de barbelés.
« Viens ici, Jean, ta shot est là, check ça comment c’est beau. »
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J’obéis mécaniquement. Après tout, c’est Jacques Nadeau qui me le dit. « Il faut qu’il y ait un peu de toi dans chaque prise. Des photos straight, c’est pas de la photo. »
Alors que le cortège de protestation commence, nous retournons vers la voiture. « Jean! Prends-moi avec mes bons chums de la police », demande-t-il avec un clin d’œil.
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Nous réchauffant dans sa voiture, il se montre toujours aussi enclin à partager des confidences. Il revient sur des moments plus troubles d’une vie intrépide.
« Mon existence entière a été dédiée à avoir la shot. J’ai jamais été capable de décrocher. Je pense pas être encore prêt à la petite vie tranquille. »
Il évoque les contours d’une enfance malmenée par des membres du clergé qui se sont invités là où ils n’étaient pas conviés, aborde ses difficultés à croire aux relations amoureuses et les tourments générés par une vie d’adrénaline. Quand le quotidien glisse de trop fort à trop tranquille. Quand le corps demande son intensité, celle des grands événements ou celle qui s’achète en petit sac.
Nous empruntons à nouveau l’avenue du Parc, et je m’accroche à la poignée au-dessus de la fenêtre. Arrivé devant chez moi, je serre la main du nouveau retraité, de ce grand de la photographie d’ici.
« Au final, c’est un métier qui m’a fait cogner la tête au plafond, mais je peux dire que j’ai jamais travaillé de ma vie, sauf les deux mois comme bûcheron! »