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Jack et moi

Par
Hervé Gagnon
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Je vous le dis tout de suite, comme ça ce sera clair: ce n’est pas toujours drôle d’être auteur de polars. Bon, bon, ok, je sais, je pourrais faire des shifts de seize heures dans une usine qui pue les produits chimiques, à échanger chaque jour trop de santé contre pas assez d’argent. Au lieu de ça, mon principal effort quotidien, à moi, c’est de taper sur un clavier de neuf à cinq. C’est tellement pas forçant physiquement que je dois faire du vélo stationnaire à la fin de la journée pour me dépenser un peu.

Mais quand même, être écrivain, c’est forçant aussi. Nous, on force avec notre tête. Nos lecteurs n’ont pas idée de ce que nous endurons pour eux; des endroits sombres et inquiétants que nous devons visiter pour qu’ils aient leurs petits frissons agréables; des tordus de la sexualité, des handicapés de l’empathie et des obsédés de l’hémoglobine et de l’entraille que nous devons fréquenter. Qu’on les invente de toutes pièces ou qu’on les découvre tout faits dans le passé, ils ont la fâcheuse manie de se croire tout permis.

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Moi, ma visite qui colle, c’est Jack. L’Éventreur de son surnom. Jack the Ripper en anglais. En quatre mois, en 1888, l’ami Jack avait joyeusement assassiné et dépecé entre six et onze prostituées. Personne n’est tout à fait certain. À chaque nouvelle victime, il devenait de plus en plus violent. Il est parti avec des morceaux de certaines d’entre elles, il en a même mangé quelques-uns, et il a réduit la dernière, Mary Jane Kelly, à un paquet de quelque chose qui ressemblait énormément à une carcasse chez le boucher. Un joyeux drille, quoi. Alors quand mon éditeur m’a demandé d’écrire un polar, je me suis dit que monsieur Ripper était le personnage que je cherchais. Inconscient que j’étais, je l’ai invité à venir faire un tour à Montréal en 1891. (C’est un des avantages d’être historien : on peut choisir si on vit hier ou aujourd’hui. Règle générale, je n’aime pas beaucoup aujourd’hui.)

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Ce que je j’ignorais, c’est que les gens comme Jack sont un peu comme les vampires : une fois que tu les as laissés entrer, ils refusent de partir. Monsieur l’Éventreur s’est incrusté. Il avait décidé que, puisque je souhaitais le connaître, il allait tout me raconter et tout me montrer, sans ménager le moindre détail. Et il l’a fait. Il m’a tenu compagnie vingt quatre heures par jour. Il a dormi avec moi, mangé avec moi et, surtout, écrit avec moi. Il m’a laissé entrer dans sa tête.

Jack et moi sommes devenus intimes. Bien trop à mon goût. Il a exigé que je connaisse tous les détails de son « art ». J’ai été obligé d’étudier les rapports d’autopsie des pauvres filles qu’il a massacrées. De me demander s’il était gaucher ou droitier, petit ou grand, fort ou pas. De reconstruire le moindre de ses gestes. D’imaginer le plaisir que ça lui procurait d’enfoncer le poignard dans le ventre d’une femme, puis d’y plonger les mains pour en sortir l’utérus, le vagin, l’intestin ou un rein. Était-il excité? Insensible? Enragé? Joyeux? Surtout, il m’a forcé à regarder les photos de ses victimes. Il disait que c’était la seule façon de vraiment comprendre. Il a exigé que j’examine chaque détail de son travail. Pour l’amour du bon Dieu, il m’a fait zoomer sur les blessures pour que je les voie mieux! Non, mais y faut-tu aimer ses lecteurs?

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Vous voyez, au fond, écrire des polars, c’est accepter de s’ouvrir à ce que l’humanité a de pire. Jack m’a emmené là où rien n’est beau. Là où ça pue le sang qui sèche, le sperme éjaculé comme un crachat, le plaisir tordu et le mal dans ce qu’il a de plus viscéral, de plus primaire. Il m’a obligé à le regarder travailler, à ressentir ce qu’il ressentait, à m’approcher aussi près que je le pouvais de ce que l’homme a de pire.

Parfois, je me dis que j’aurais dû écrire des romans érotiques ou des histoires d’amour. Mais non. Fallait que je fasse des polars. J’ai eu la nausée en écrivant Jack et pourtant, j’en ai redemandé. Six mois après, je lynchais des noirs dans Jeremiah. Ouep. Je vais me pincer le nez et continuer à écrire des polars. Au fond, je le fais déjà quand je vais voter.