.jpg)
Itinérance : Y’a pire que les pics
Il y a de cela quelque temps, la problématique de l’architecture “anti-itinérants” a été mise à l’avant plan, et ce, un peu partout dans le monde: plates-bandes et bosquets stratégiques, bancs séparés par des accoudoirs, bancs en zigzags, en vagues ou en pente, name it. Les pics, bien sûr, frappent davantage par leur brutalité désinhibée, presque obscène. Il y a de tout, donc, pour éloigner les « nuisibles », que ce soient les itinérants, les adolescents flâneurs ou les skateboards offensants, et ce, depuis des années.
Il y a eu récemment – et avec raison! – un scandale à propos des fameux pics anti-itinérants. Ceux-ci sont conçus afin de rendre inconfortables des surfaces de repos potentielles. On en a vu un peu partout près des fenêtres de certains commerces, près d’entrées, des bouches de ventilation ou de sorties de secours. Au centre-ville de Montréal, ce sont surtout ceux près du magasin Archambault qui ont fait jaser – on en a parlé sur les médias sociaux, le maire Coderre s’en est indigné dans ce tweet sans équivoque, qui a tôt fait de se répandre à la vitesse grand V sur nos médias sociaux:
Les pics anti-itinérants sont inacceptables!!!!
— DenisCoderre (@DenisCoderre) 10 juin 2014
Deux mots: RELATIONS PUBLIQUES.
Non pas qu’il n’y ait pas lieu de s’indigner. Oui, les pics anti-itinérants SONT inacceptables. Au-delà des possibilités de trouver un confort relatif qui se trouvent grandement réduites, au-delà de l’aspect violent de ce que l’on appelle désormais de l’architecture hostile, il y a la dignité humaine qui en souffre. L’itinérant est ramené à une image d’indésirable, de nuisible, voire, d’animal envahissant que l’on souhaite chasser à l’aide de pièges et de mécanismes repoussoirs. Alors, oui, il y a selon moi lieu de s’inquiéter de cette inhumanité. Il y a lieu de protester. Cependant, je crois que nous assistons ici à une indignation d’apparences, de part et d’autre du spectre politique et médiatique. Les pics nous mettent mal à l’aise et les enlever nous fait oublier une foule d’autres tragédies vécues chaque jour dans la rue, qui sont à mon avis beaucoup plus consternantes que les fameux pics, et dont on ne parle pas – ou si peu.
Les drogues et l’alcool
On rapporte à Radio-Canada que le tiers des sans-abris sont âgés de 30 et 44 ans et que près de la moitié d’entre eux présentent un problème de consommation de drogues ou d’alcool. Si ce ne sont pas tous les itinérants qui ont un problème de consommation – et si ce ne sont pas tous ceux qui ont un problème de consommation qui deviennent itinérants – la toxicomanie et l’alcoolisme frappent tout de même durement les populations itinérantes : “S’il n’est pas toujours facile d’indiquer si la rue précède la dépendance ou si la dépendance a précipité la personne à la rue, la dépendance implique cependant une détérioration des conditions de la survie de la personne. Vivre à la rue, c’est se placer dans une situation de vulnérabilité, mais vivre la rue avec une dépendance, c’est encore davantage se vulnérabiliser dans la mesure où notre quotidien est centré sur la consommation. Dans ce contexte, survivre devient plus périlleux.”
Quand santé mentale et violence vont main dans la main
Quand un sans-abri a la “chance” de manger une raclée sous l’œil attentif d’une caméra citoyenne, on s’indigne (encore une fois, à juste titre) de ces gestes inhumains. Le cas de ce policier ayant menacé un sans-abri de l’attacher pendant un heure à un poteau, dehors, en plein hiver, fut de loin le plus médiatisé cette année au Québec. Ce policer a manifestement “oublié” qu’un itinérant est lui aussi un être humain. Encore une fois, on en a parlé, parce que c’était “dans nos faces”, ça a circulé sur les réseaux sociaux, et puis, l’histoire s’est chargée de l’oublier.
La violence ne vient pas uniquement des policiers. Elle vient parfois de la rue elle-même. C’est plus difficile à capturer en images parce que moins flagrante que celle provenant de la police. Or, l’institut Douglas rapporte que les itinérants ayant un trouble de santé mentale sont plus à risque d’être victimes d’un acte criminel. Une autre étude fait état de la prévalence de l’abus physique et sexuel chez les femmes itinérantes ayant un trouble mental. Une écrasante majorité (entre 74% et 97% d’entre elles) aurait subi de l’abus physique ou sexuel au cours de leur vie.
Judiciarisation des sans-abris : des politiques d’intervention qui coûtent cher
Parfois, l’installation de pics n’est tristement pas nécessaire. Une autre tactique de “nettoyage” des classes consiste à cribler les sans-abris d’amendes. “Que ce soit par l’intermédiaire d’opérations nettoyage, la transformation des places publiques de la ville en parcs (avec interdiction d’y circuler entre minuit et 6h00am), d’émissions de contraventions tant sur le mode de vie de l’itinérant que sur leurs stratégies de débrouillardise, les actions de répression sont de plus en plus nombreuses et ont contribué à la détérioration de la vie des personnes en situation d’itinérance en les conduisant le plus souvent en prison.”
En gros : les sans-abris reçoivent des tas d’amendes pour tout et n’importe quoi, ils ne peuvent pas les payer, on les envoie un temps en prison et quand ils ressortent, ils repartent plus ou moins à zéro. Mais surtout moins.
L’inconfort général et la santé qui décline
Dans la rue, il y a le froid et la chaleur extrêmes. Il y a la misère. Il y a la faim. Il y a aussi le corps qui se néglige.
Comme tout le monde, vous aurez parfois à vous rendre à la clinique de votre quartier. On vous y accueillera avec respect et (peut-être) avec efficacité. On vous appellera monsieur ou madame. On vous donnera rapidement un rendez-vous, on vous posera les bonnes questions, on vous offrira le traitement approprié à tous vos petits bobos de la vie.
Si vous êtes dans la rue, c’est une toute autre paire de manches. La santé physique est souvent précaire, voire lourdement diminuée. Si vieillir, par exemple, comporte son lot de maladies, il est étourdissant d’imaginer à quel point cela peut être plus vulnérabilisant lorsque l’on vieillit – et que l’on est malade – dans la rue. Ça aussi, on en parle pas mal moins que les fameux pics. On frissonne et on le mentionne à ses proches, parfois, lorsqu’on voit un vieux clochard trembler sur un banc de métro avec une tumeur grosse comme un pamplemousse sur la cuisse. Mais sans plus.
La liste est longue
Je pourrais discourir encore longuement à propos des problématiques liées à l’itinérance, de ce qui est pire que les pics, mais dont on ne parle pas (ou si peu). La fermeture de lits. Les préjugés. La misère de tous les jours. Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’outrer de voir des pics ici et là, au contraire. C’est une pratique que je jure inhumaine. Sauf que c’est un peu comme quand on parle beaucoup d’itinérance durant nos 5 jours de froid extrême par année. On se soulage que des gares ouvrent leurs terminaux aux sans-abris pour ces quelques nuits. D’accord, ça part d’une bonne intention. Sauf que j’ai un problème avec ce genre de traitement médiatique : durant le reste de l’hiver, où il fera « juste » -5, -10 degrés Celsius, personne en parle. Et les gares n’ouvrent pas leurs terminaux. Et à « juste » -10, quand tu dors dehors avec rien, crois-moi, fait frette.
J’ai déjà été à la rue. Je n’avais pas de problème de santé mentale. Je n’avais pas non plus de problème de consommation (ou du moins, pas à cette époque-là), et pourtant, ce mode de survie est un combat de tous les instants. Je peux vous dire que la vue de ces pics aurait littéralement été le moindre de mes soucis.
Je vais terminer en copiant/collant ces sages paroles d’un ami :
“Allo. T’as beau enlever toutes les pics anti-itinérants du monde pis t’insurger, ce monde-là couche encore dehors à’ soir.”
—–
Autre source : Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), Itinérance : Montréal : Des responsabilités à assumer!, présenté à la Ville de Montréal, Commission permanente du conseil municipal sur le développement culturel et la qualité du milieu de vie, 15 avril 2008.
—–
Je milite pour la justice sociale, l’égalité et le féminisme – des synonymes à mes yeux. Ayant suivi une formation en arts visuels, je poursuis mes démarches en recherche sociologique et j’écris présentement un livre sur l’itinérance qui sera publié prochainement chez VLB.
J’anime le tumblr LES ANTIFÉMINISTES – http://lesantifeministes.tumblr.com/
Pour me suivre : c’est Sarah Labarre sur Facebook et @leKiwiDelamour sur Twitter.