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Insultes, critiques et congédiement : pas facile de vieillir à l’écran

Sophie Thibault nous raconte la fois où elle s’est fait traiter de lectrice de nouvelles démodée.

Par
Laïma A. Gérald
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« Ça tombe très bien, Laïma… Je viens de me faire traiter de lectrice [de nouvelles] démodée! ;-) Je vous appelle vers 9 h, demain, sans faute. »

C’est ce que m’a promptement répondu par courriel Sophie Thibault, journaliste et chef d’antenne à TVA succédant à Pierre Bruneau, lorsque je l’ai contactée dans le but d’avoir son avis sur la controverse entourant le congédiement de Lisa LaFlamme, cheffe d’antenne du réseau CTV News et journaliste.

On se rappelle que cette dernière animait jusqu’à tout récemment le bulletin de nouvelles national le plus regardé au Canada, attirant plus d’un million de téléspectateurs et téléspectatrices. En avril dernier, pour la deuxième année consécutive, Lisa LaFlamme remportait le prix Écrans canadiens de la meilleure cheffe d’antenne au pays.

Et pourtant, quelques mois plus tard, alors qu’il lui restait près de deux ans à son contrat, la journaliste de 58 ans a été froidement remerciée par CTV, après 35 ans de service, dont plus de dix comme tête d’affiche de sa salle de nouvelles.

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C’était quoi, le problème avec Lisa LaFlamme, au juste? Un certain flou demeure, bien que Bell Media mène actuellement une enquête interne, mais semble-t-il que la chevelure argentée de la journaliste aurait dérangé son supérieur, selon le Globe and Mail.

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« En tant que femme, on s’en sort pas »

« Ah, j’ai juste reçu un courriel d’une gentille dame qui veut être constructive! », me répond la femme de 61 ans, pleine d’humour et d’ironie, quand je lui demande le contexte dans lequel elle s’est fait traiter de « lectrice démodée ». « Cette personne espérait qu’avec la rentrée, on changerait mon look, qu’on lâcherait les vestons, qu’on rajeunirait mon image. Elle disait que je n’avais pas besoin de ressembler à Pierre Bruneau! »

«En plein “tourbillon Lisa LaFlamme”, je trouvais décevant que cette dame se concentre davantage sur le contenant que sur le contenu»

Sophie Thibault me confie qu’avant de me téléphoner, elle a pris son courage à deux mains et a répondu à ladite téléspectatrice. La journaliste lui a expliqué qu’elle avait engagé une styliste pour l’assister dans le choix du veston qu’elle semblait avoir « tant détester hier », qu’elle tentait justement de se faire pousser les cheveux, entourée de l’équipe de coiffure de TVA et que si tant de chef.fe.s d’antenne portent des vestons structurés, hommes comme femmes, c’est notamment pour soutenir le micro-cravate nécessaire à leur travail. Une petite blouse légère à froufrous ne ferait pas l’affaire.

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Bien qu’elle ne souhaite pas « ressembler à un homme » (elle admet d’ailleurs s’être départie des vestons plus « masculins » de sa garde-robe), la cheffe d’antenne maintient qu’il y a des codes à respecter. Ceci dit, elle croit qu’il existe un immense double standard. Si les hommes mettent généralement un complet classique aux couleurs neutres, ont « presque toujours les mêmes cheveux » et n’ont « besoin » que d’un peu de poudre matifiante, leurs homologues féminines doivent agencer leurs vêtements, bijoux, maquillage, coiffure – une étape qui peut prendre jusqu’à une heure –, souliers et j’en passe.

Et tous ces éléments rendent les femmes beaucoup plus susceptibles de se faire critiquer.

« Dans ma réponse au fameux courriel, je me suis quand même permise d’ajouter qu’en plein “tourbillon Lisa LaFlamme”, je trouvais décevant que cette dame se concentre davantage sur le contenant que sur le contenu », déplore celle qui travaille à TVA depuis 34 ans. « Mais que voulez-vous : en tant que femme, on ne s’en sort pas. »

Ne vaudrait-il pas mieux écrire à une journaliste du calibre de Sophie Thibault pour discuter des enjeux d’actualité abordés par son équipe plutôt que pour critiquer la coupe de son veston ou la couleur de son rouge à lèvres?

Poser la question, c’est y répondre.

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Les cheveux d’argent

Quand elle a été mise au parfum du congédiement de Lisa LaFlamme, dont elle admire le parcours, Sophie Thibault s’est sentie attristée du sort réservé à cette journaliste de grand talent, mais aussi aux femmes en général, qu’elles soient publiques ou non. Elle cite au passage les enjeux au cœur de The Morning Show, une série américaine mettant en vedette Jennifer Aniston dans le rôle d’une animatrice de télé d’expérience qui se bat pour conserver sa place.

Sophie Thibault renvoie également à un article de Nathalie Collard, publié le 21 août dans La Presse, dans lequel on peut lire qu’« encore récemment, en 2019, cinq journalistes de la chaîne de télé New York One, des femmes âgées de 40 à 61 ans à l’époque, déposaient une plainte officielle contre leur employeur pour discrimination liée à l’âge ».

L’Actrice Sarah Jessica Parker […] a récemment déclaré : «Please, stop saying gray hair makes me “brave”»

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Pour ma part, la première fois que j’ai réfléchi au symbole subversif des cheveux blancs ou gris, c’est à travers les réflexions déployées dans le livre Une apparition (Robert Laffont, 2017) de l’autrice et journaliste française Sophie Fontanel. À 53 ans, celle qui est aussi critique de mode a décidé d’arrêter de se teindre les cheveux, un acte qu’elle dépeint comme transgressif. À travers ce processus de réappropriation de soi, c’est une véritable quête de liberté qui se dessine sur les pages du roman. « Mes cheveux blancs m’ont fait entrer dans la lumière », écrit Sophie Fontanel, que je conseille vivement de suivre sur Instagram.

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Si l’écrivaine française perçoit sa chevelure naturelle comme un acte de courage, l’actrice américaine Sarah Jessica Parker, qui en prend régulièrement pour son rhume sur le plan des commentaires âgistes, a récemment déclaré : « Please, stop saying gray hair makes me “brave” » [Traduction libre : « S’il vous plaît, cessez de dire que mes cheveux gris font de moi quelqu’un de “brave”. »]

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« C’est fou parce que beaucoup de femmes ont cessé de se teindre les cheveux et ont assumé leurs cheveux naturels pendant la pandémie », constate pourtant Sophie Thibault, qui considère que le culte de la jeunesse est encore très important aux yeux de nombreux dirigeants. « Heureusement, ce n’est pas le cas chez nous [à TVA]. Mes patrons et mes patronnes sont venues me chercher, à 61 ans, et m’ont offert une belle opportunité professionnelle. Jamais je n’ai senti de pression pour rajeunir mon image. Mais comme le prouve le cas de Lisa LaFlamme, les machos avides de pouvoir, c’est encore monnaie courante. »

Parallèlement à cette controverse, Dove Canada a récemment lancé une nouvelle campagne, qui connaît déjà un franc succès sur les réseaux sociaux, à travers le mot-clic #keepthegrey (#gardezlegris).

Dans une vidéo publiée le 21 août sur Twitter, Dove Canada invite les gens à modifier leur photo de profil avec un filtre gris et à utiliser le mot-clic en guise de solidarité.

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« Les femmes aux cheveux gris se font mettre à l’écart de leur milieu de travail. Alors Dove devient gris. Ensemble, nous pouvons soutenir les femmes à prendre de l’âge de manière magnifique à leurs propres conditions », peut-on y lire.

Évidemment, on peut se demander si une telle campagne est faite de manière honnête ou dans une optique de récupération (washing).

Dans tous les cas, « Parlez-en… », comme on dit.

Cachez ces cheveux gris que je ne saurais voir

« Je vais te raconter une anecdote hallucinante », annonce Sophie Thibault qui, en bonne journaliste d’expérience, a le sens du storytelling. « Trois jours avant l’annonce du congédiement de Lisa LaFlamme, j’étais avec mon équipe pour réfléchir à mon look, à une nouvelle coupe de cheveux et tout ça. »

«Trois jours avant la nouvelle du licenciement de Lisa LaFlamme, je voulais M’INSPIRER DE sa coupe de cheveux. — Sophie Thibault

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La cheffe d’antenne s’interrompt et précise que dans son métier, ces rencontres sont importantes, voire cruciales. Par exemple, Pierre Bruneau s’est déjà présenté en ondes sans ses lunettes. Il y a eu tellement de plaintes qu’il a dû les remettre. « Et là, c’est juste une paire de lunettes et c’est un homme. Imagine une femme qui veut se faire pousser les cheveux! », ajoute Sophie.

« Toujours est-il que quand on réfléchissait à une nouvelle coupe de cheveux, une collègue m’a montré une photo de Lisa LaFlamme et j’ai tout de suite dit : “Mais oui, quelle bonne idée, c’est donc bien beau avec les cheveux gris!” Ça va être ça a nouvelle coupe de cheveux. Trois jours après, la nouvelle sortait. »

Mais derrière ces considérations, manifestement nécessaires dans la société dans laquelle on vit, tout ce que souhaitent Sophie Thibault et son équipe, c’est informer la population, avec le plus de rigueur possible.

« Malgré tout le travail journalistique qu’on fait, je sais que quand les lumières s’allument, les gens vont me détailler des pieds à la tête pendant plusieurs minutes. Les souliers, les cheveux, le rouge à lèvres, les rides. On n’y échappe pas, déplore-t-elle. C’est vrai pour les femmes et peut-être encore plus pour les femmes qui vieillissent à l’écran. Les gens sont impitoyables. »

«Toutes les cheffes d’antenne devraient porter une perruque grise un soir en appui à Lisa LaFlamme»

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Selon la journaliste, si les femmes d’âge mûr subissent un tel traitement, c’est qu’elles sont considérées comme ayant « perdu de la valeur aux yeux de la société ». Comme si elles ne servaient plus à rien. Le cas de Lisa LaFlamme, assumant son âge et son expérience avec fierté, en est un triste exemple.

Plus tôt cette semaine, Céline Galipeau, cheffe d’antenne du Téléjournal de Radio-Canada depuis 2009, affirmait dans le Journal de Montréal : « J’en suis la preuve vivante : on peut vieillir à l’écran aujourd’hui. […] Avoir les cheveux gris, pourquoi pas? On devrait faire un “statement” : toutes les cheffes d’antenne devraient porter une perruque grise un soir en appui à Lisa LaFlamme. Je lance le défi! »

Quand je lui demande, en rigolant, si elle compte relever le défi lancé à la blague par Céline Galipeau, Sophie Thibault s’amuse. « Non, on ne pourrait pas faire ça pour vrai », explique-t-elle, en citant à nouveau la journaliste Nathalie Collard sur la potentialité de mettre en place « un #metoo de l’âgisme pour crever l’abcès ». « Céline [Galipeau] et moi sommes des cheffes d’antenne, nous devons être neutres et ne pouvons pas faire de coup d’éclat. Mais sur le plan purement théorique, ce n’est pas l’envie qui manque! »

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