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Influenceurs, ne laissez plus personne vous appeler «influenceurs»
Depuis plusieurs mois, je m’intéresse beaucoup aux influenceurs. Je m’intéresse surtout à leur mutation des dernières années, à ce qu’ils sont devenus, maintenant qu’il est possible de narguer l’ancien patron de la job plate « format 9 à 5 » en brandissant bien haut le chèque obtenu en échange d’une publication commanditée ou deux. Il faut le dire d’emblée, je suis assez critique à leur endroit. J’en parle tellement qu’on m’a invité à prendre part à une discussion sur la publicité 2.0 aux Francs-Tireurs l’automne dernier. Inutile de préciser que depuis, je ne me fais pas que des amis.
Un terme fourre-tout
L’été passé, une personne que j’estime et dont je tairai l’identité semblait m’en vouloir. J’ignorais sérieusement ce qui me valait le ton sec et arrogant qui m’était dirigé. J’ai alors demandé ce qui avait bien pu engendrer ce changement abrupt d’attitude envers ma personne. La réponse m’a étonné. Je paraphrase : « T’es en croisade contre les influenceurs depuis un moment ». Ah bon. Mais le rapport avec elle, c’était quoi, au juste? Oh. Je vois. Je comprends. Elle se définissait comme « influenceuse ». Je ne le savais honnêtement pas.
Quand j’avais en tête le portrait d’un influenceur, mon premier réflexe n’était pas de penser à cette personne. C’est quelqu’un, je le rappelle, que j’estime et que j’ai toujours qualifié d’entrepreneure. Une tête forte. Influenceur, pour moi, est une étiquette aussi risible que réductrice, d’autant plus lorsque attribuée à une personne de son calibre…
Puis, je me suis mis d’autres gens à dos. Cette photographe de talent, par exemple, qui n’a pas du tout digéré un de mes billets. Et puis ce YouTubeur qui a carrément cessé de me parler. Et n’allez surtout pas prononcer mon nom à ce blogueur mode – il risque de se crinquer sur mon cas pour minimum une bonne heure. Même histoire ici. L’étonnement. J’ignorais sincèrement le statut de «personnalité influente» que ces personnes aiment se donner. Pour moi ils sont d’abord photographe, YouTubeur ou blogueur et le talent de chacun mérite d’être souligné.
Mais influenceur, c’est quoi?
Influenceur est un terme fourre-tout qui se veut en fait le résultat probable du métier de figure publique. Le pouvoir d’influencer quelque chose ou quelqu’un croît avec les efforts et le temps. Idem pour le titre tout aussi fourre-tout de « créateur de contenu ».
L’influence n’est pas spécifique aux influenceurs
Tout artiste ou artisan arrive possiblement à influencer, à un moment ou un autre. Au même titre que tout artiste ou artisan créera du contenu. Ça va de soi. Je m’explique difficilement ce qui peut motiver un groupe de personnes se spécialisant dans le web à faire de l’aspect « influence » ou « création de contenu » sa spécificité.
Influencer, c’est le propre de quiconque ayant atteint un certain degré de notoriété, qu’il oeuvre sur le web ou non.
Influencer, c’est le propre de quiconque ayant atteint un certain degré de notoriété, qu’il oeuvre sur le web ou non.
Si on demande à Safia Nolin ce qu’elle fait de sa vie, elle répondra sans doute qu’elle chante et compose. A-t-elle la moindre influence sur la vie des gens? Bien sûr que oui. Alors pourquoi ne dit-on pas de Safia Nolin qu’elle est une influenceuse? Parce que son talent, c’est de chanter ce qu’elle compose. L’influence vient après. C’est une conséquence possible à son travail et non pas un truc qui lui est spécifique. Peut-on dire qu’elle est créatrice de contenu? Ça va de soi. Alors pourquoi ne se définit-elle pas comme telle? Même affaire. C’est une étape cruciale dans l’élaboration de sa musique qui mène éventuellement au résultat qu’on lui connaît. Pas du tout un truc qui lui est spécifique. Elle chante et compose, voilà tout.
Autrement dit, c’est comme si je demandais à un électricien ce qu’il pratique comme métier et qu’il me répondait :
— Je suis travailleur.
— Oui, ça je m’en doutais, tout le monde (ou presque) travaille. Mais tu travailles dans quoi exactement?
— Je suis un receveur de chèques.
— Ok, mais encore? Dans quoi tu te spécialises?
— Bin c’est ça, j’encaisse des chèques en échange de services rendus. Ah pis aussi, je suis électricien, mais ça c’est moins important de le savoir. Retiens surtout que je suis travailleur et receveur de chèques.
On conviendra ici qu’il serait un peu absurde d’accorder l’exclusivité de l’emploi du titre de travailleur à un électricien. Sa spécificité n’est pas de travailler ou d’encaisser des chèques – pas plus qu’un autre –, mais plutôt de manier des conduits électriques, bien qu’il travaille et encaisse évidemment des chèques.
Voilà pourquoi je m’étonne de voir des gens se frustrer lorsque je m’adonne à une critique peu favorable des influenceurs. Je suis étonné qu’on puisse s’auto-qualifier, d’abord et avant tout, d’influenceur, alors que le talent premier dudit « influenceur » mérite bien plus qu’un vulgaire titre réducteur qui place tous ses adhérents sur le même pied d’égalité. Sans compter qu’il ne tient même pas compte de la valeur et du champ d’expertise de chacun.
Influenceur, c’est tellement générique. C’est le mot-valise qu’empruntent les employés en boîte de pub pour s’épargner un peu de salive :
– Hey, pour le 5 à 7 dans l’ancienne usine de Griffintown, on devrait inviter des influenceurs!
–Totalement. Ça serait génial pour la retombée sur Instagram. On devrait penser le décor en fonction des photos qui seront prises au cours du lancement. Genre, faire pendre des vinyles au plafond.
Ce n’est pas sans rappeler le vétuste « hipster ». On sait très exactement qu’on convoite la présence de jeunes branchouillards au look rétro, férus de littérature, de cinéma et de musique indé. On dit « hipster » pour aller plus vite en réunion. Pour savoir à quoi s’en tenir. Un raccourci, quoi. Mais sur le plan individuel, chacun demeure journaliste, chroniqueur, illustrateur, adepte de vélo, barista ou libraire. Nul besoin de spécifier combien pathétique il serait de se réclamer bêtement de la mouvance hipster, de se définir comme hipster.
Ne laissez pas les journalistes définir qui vous êtes
Quand j’observe nos autoproclamés influenceurs qui ne sont pourtant pas tous dépourvus de savoir-faire, je vois là des talents relégués au second plan, des artistes et des artisans qui préfèrent vivre dans le regard de l’autre et s’ajuster en fonction de ce qui marche ici et maintenant, et non pas en fonction de ce qui les définit comme individus. La chanson, la photo ou la littérature font office de toile de fond. Juste pour dire que. Pour échapper au sentiment d’imposture, le temps que passe leur trip de s’ériger en star d’Instagram en posant sur la plage à Cayo Coco. Carburer à la récompense instantanée, voilà ce qui prime. Ne penser qu’à la gloire immédiate plutôt qu’à convoiter longévité et pertinence.
Personne ne devrait se sentir visé par la critique faite à l’encontre des influenceurs. L’idée, c’est justement d’échapper à tout prix à cette étiquette.
J’observe des amis et des collègues accepter mollement de se faire affubler de l’étiquette d’influenceur alors qu’ils méritent nettement mieux. J’aimerais parfois qu’ils trouvent le courage de confronter les journalistes (they know nothing!) qui se plaisent à les appeler « influenceurs » et qu’ils revendiquent férocement un titre qui leur est plus approprié et plus louable. Des blogueurs, des YouTubeurs, des photographes ou des mannequins. Pas de vulgaires « machines à influencer on ne sait trop quoi » sans aptitude particulière qui servent de Publisacs ou de panneaux-réclame aux grandes marques qui cherchent à se refaire une jeunesse. Parce que oui, c’est bien ça que le titre sous-entend. C’est également ça qui leur vaut toutes ces railleries.
Personne ne devrait se sentir visé par la critique faite à l’encontre des influenceurs. L’idée, c’est justement d’échapper à tout prix à cette étiquette. Vous êtes, pour la plupart, autre chose, bien avant d’être un terme fourre-tout qui vous dépouille de toute authenticité. Et dans le cas échéant, peut-être devriez-vous revoir vos priorités, ou encore la manière dont vous vous présentez.