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Incursion post-apocalyptique dans l’univers d’un « urbexeur »

Des lieux abandonnés qui en ont long à raconter.

Par
François Breton-Champigny
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En traversant la rue, le jeune homme tout de noir vêtu armé de gants de construction solides et de caps d’acier regarde partout autour, l’air un peu nerveux. « Faut essayer de pas trop se faire voir par les gens, sinon, il y a des chances qu’ils appellent la police s’ils voient des bums aller là », indique l’amateur d’exploration urbaine qui m’a donné rendez-vous en banlieue de Québec pour l’accompagner dans un de ses périples.

Connu sous le pseudo Instagram loup.x.abandoned, l’« urbexeur » a déjà été intercepté et même menotté par la police pendant une exploration à Trois-Rivières. Il faut dire que l’exploration urbaine se fait souvent sur des propriétés privées et est donc considérée comme illégale. « J’aime mieux dire hors la loi. Ça fait moins intense », souligne en riant le soudeur de profession, qui affirme se faire parfois identifier par les autorités en raison de sa plaque d’immatriculation lorsqu’il explore des lieux.

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À l’aube de l’Halloween, très peu de gens ont l’envie tenace d’aller explorer de vieux bâtiments vides et glauques, où le temps (et les vandales du dimanche) ont fait leur œuvre en rendant ces endroits tout droit sortis d’un épisode de The Walking Dead. Pourtant, une petite communauté québécoise d’adeptes de l’exploration urbaine, une activité qui consiste à visiter des lieux abandonnés souvent pour les documenter, raffole de ces constructions un brin effrayantes douze mois par année.

Si le phénomène n’est pas nouveau en soi, il est assez rare que des adeptes de l’« urbex » accordent des entrevues aux médias, puisqu’un code de conduite strict régit la discipline (on y reviendra). loup.x.abandoned a accepté de me rencontrer le temps d’un avant-midi à l’occasion d’une sortie d’exploration dans un ancien pavillon pour religieux.

Un avant-goût de Tchernobyl

Le rendez-vous est établi dans le stationnement d’un centre communautaire planté en plein milieu de tours de condos fraîchement construites. Autour, des joggeur.euse.s et des propriétaires canin.e.s profitent du beau temps en cette fin d’octobre dans ce quartier apparemment assez aisé. Rien ne laisse présager qu’un lieu abandonné vétuste se trouve dans les parages.

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« Il faut traverser le petit bois de l’autre côté de la rue », m’explique l’explorateur. Il se désole d’ailleurs de la récente érection des logements « identiques, laids et ennuyants ».

Jusqu’à maintenant, la voie est libre. On descend donc un chemin qui contourne le bâtiment et on se réfugie à l’abri des regards derrière un immeuble aux fenêtres éclatées. Mon guide du jour m’explique que le lieu abritait autrefois une communauté religieuse chrétienne jusqu’à ce que le pavillon ferme ses portes en 2015. Aujourd’hui, c’est un endroit bien connu de la communauté d’urbex et des petits vandales du coin.

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« Normalement, on ne veut pas que les spots soient trop facilement identifiables pour éviter d’attirer l’attention dessus et que des gens viennent faire n’importe quoi, m’explique loup.x.abandoned. Mais dans ce cas-ci, ça me dérange pas vraiment d’en montrer un peu plus parce que le bâtiment va bientôt être démoli pour être transformé en condo. ». Il avoue toutefois se demander comment ses pairs, qui tiennent fermement à leur code de conduite, réagiront à la publication de ce reportage.

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Mais pour l’heure, l’adepte d’urbex me montre l’entrée homemade pour accéder à l’intérieur. « Bon. Il y a un fil qui bloque le grillage. Es-tu à l’aise de grimper? », me demande mon partenaire en me pointant le haut de la grille.

Mes années d’escalade de bloc n’auront pas servi à rien. L’urbexeur enfile ses gants doublés et passe de l’autre côté de la grille pour atterrir sur un mélange de pneus dégonflés, de vitre brisée et de vieux bois d’œuvre. Il me lance ses gants en m’indiquant où mettre mes pieds puis hop, on se trouve dans l’entrée clandestine, une vieille fenêtre qui a laissé un trou béant vers les abysses du pavillon.

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N’est pas urbexeur.euse qui le veut

Le spectacle a l’intérieur ferait rougir d’envie les responsables des décors de shows post-apocalyptiques. Au deuxième étage, de longs couloirs garnis de graffitis, tags et autres fresques surplombent une cour intérieure verdoyante et remplie de morceaux de vitre fracassée. Les plafonds et les murs en décomposition laissent voir leurs entrailles en poutres et gyproc moisi tandis que des débris et des déchets jonchent le sol.

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Le photographe me mène vers l’ancienne chapelle, sa pièce préférée pour prendre des clichés. « J’adore le côté brutaliste de l’endroit. Le béton apparent partout, le puits de lumière, les vitraux. C’est quasiment poétique », philosophe loup.x.abandoned en prenant des photos avec son appareil argentique.

Son amour pour l’architecture, l’histoire et la solitude est d’ailleurs ce qui l’a poussé vers l’exploration urbaine. « La première fois, c’était avec un ami. On s’est infiltré dans un bâtiment hautement surveillé et ça m’a donné un thrill immense. J’ai adoré le sentiment d’être témoin de quelque chose de caché en quelque sorte », illustre l’urbexeur avec trois années d’expérience.

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On continue la visite vers le premier étage où se trouvent les anciennes cuisines et le gymnase. En descendant les escaliers seulement éclairés par la lampe frontale de mon guide dans un décor aussi halloweenesque, difficile de ne pas avoir un petit frisson qui parcourt l’échine. Le vétéran ne partage pas du tout ma frousse de novice alimentée par trop de films d’horreur.

« Moi, ce qui me fait vraiment peur, ce sont les irresponsables qui abusent des lieux sans penser aux conséquences de leurs actes », lâche-t-il. Il prend en exemple l’incendie du Super Sexe l’an dernier à Montréal, causé par des « jeunes sans dessein » qui se sont introduits sur les lieux et y ont mis le feu accidentellement, selon lui.

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« Quand des choses comme ça arrivent, la communauté de l’urbex est très sévère avec les individus responsables, parce que c’est à cause de personnes comme ça que de moins en moins de lieux sont accessibles et qu’on a mauvaise presse. » Il s’est d’ailleurs donné comme mission d’« exposer » ces personnes sur les réseaux sociaux afin qu’elles soient bannies des groupes d’adeptes de l’exploration urbaine. « Il y a certains codes à respecter et si tu ne le fais pas, on ne t’acceptera pas. »

Parmi ces codes, la confidentialité de la localisation des lieux et leur respect sont primordiaux. Ensuite, il faut prouver qu’on est capable de « trouver » certains endroits par soi-même en faisant ses propres recherches à partir d’archives ou sur internet pour être respecté.e.

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Un craquement venant du bout du couloir me fait sursauter. « T’inquiète pas, c’est juste le vent. On est vraiment tout seuls ici », m’assure mon guide. D’ailleurs, il porte souvent un petit couteau sur lui, surtout lorsqu’il part en exploration à Montréal. « Les places sont plus fréquentées là-bas et tu sais jamais sur qui tu peux tomber… »

On poursuit la visite vers l’ancien gymnase, où le plancher en bois est gondolé sur les côtés, lui conférant une forme de vague. « Faut faire attention quand on marche sur du bois parce que ça peut céder plus facilement », m’indique l’urbexeur.

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On arrive ensuite dans une salle de spectacle avec une scène dégarnie et des rideaux déchirés. Les chaises en plastique renversées et l’absence de lumière me glacent le sang. J’attends qu’un clown diabolique apparaisse dans le halo de la lampe frontale pour nous dévorer. Mais non : on est bel et bien seuls avec pour unique compagne une forte odeur d’humidité.

On termine la visite avec la cour intérieure. Le contraste est frappant avec le reste des lieux. Ici, la nature a repris ses droits parmi la décrépitude ambiante. Des arbres trônent au centre de la place et des mésanges viennent même nicher dans leurs branches.

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« J’aimerais tellement ça, en tant que société, qu’on décide de revaloriser nos lieux abandonnés à la place de tout raser et de rebâtir quelque chose de laid », se désole l’adepte d’architecture de style soviétique qui aimerait aller visiter des bâtiments datant de l’URSS dans le Vieux Continent un bon jour.

On repart par où on est arrivés. Toujours pas de police en vue dans le stationnement. Le soudeur va pouvoir aller commencer son shift de soir en paix.

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