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En pénétrant sur le site de l’hôpital Douglas, les arbres centenaires, les jardins en fleurs et la pelouse fraîchement taillée donnent au lieu un air paisible. Une sérénité quelque peu troublante quand on pense à ce qui nous attend à l’intérieur des murs…
Les patients
En déambulant dans les corridors de l’hôpital à la recherche de patients prêts à raconter leur histoire, mon premier contact se fait avec Bob, un homme dans la cinquantaine qui a connu ses premiers épisodes de psychose il y a une vingtaine d’années. Il me semble tout à fait normal. Il connaît l’actualité puisqu’il regarde les nouvelles à la télé quotidiennement. Son discours prend toutefois le champ lorsqu’il me parle de sa femme et de son frère décédé la veille. Quelque chose cloche. En fait, j’apprendrai plus tard que son frère est décédé cinq ans plus tôt et que sa femme l’a quitté il y a longtemps déjà… Pour Bob, ces événements demeurent imprégnés dans sa mémoire comme si tout cela datait de la veille.
Un peu plus tard, je fais connaissance avec Maggie, une jeune femme de 28 ans qui connaît un épisode de dépression sévère. Nous sommes dans le fumoir de l’établissement. Maggie présente un sourire tellement forcé qu’on pourrait croire qu’elle va fondre en larmes à tout moment. Elle s’évache brusquement dans un fauteuil et fixe le plafond la bouche ouverte. Un autre signe trahissant son état mental chancelant (comme si j’avais besoin d’un autre indice) est le jeu auquel elle s’adonne avec sa cigarette. Elle la laisse tomber par terre pour ensuite la ramasser et recommence sans cesse le même manège. Une fois la clope terminée, elle dépose le mégot et l’écrase avec son pied… nu. Un membre du personnel lui avait pourtant apporté un cendrier il y a quelques minutes.
C’est dans la salle commune que je rencontre Laura, une fille dans la vingtaine. Laura souffre de schizophrénie et de paranoïa. Son regard est rivé au téléviseur qui présente un couple en train de danser le tango. Elle se retourne soudainement vers moi et me lance : «C’est pas moi qui a posé les bombes, non, c’est pas moi, c’est les méchants!» Que répondre à un tel délire? J’ai bien tenté d’en savoir plus sur les méchants en question, mais c’était peine perdue. Le couple de la télé enchaîne sur une salsa déchaînée et Laura retourne dans sa tête.
À la recherche d’une crise
«Les cas de schizophrénie sont souvent accompagnés par la paranoïa», affirme Thomas Holmes, un clinicien de l’hôpital Douglas. «J’ai des patients qui arrivent avec des histoires du genre “Il y a un complot entre la cia, le scrs, George Bush et les satellites”. Pour eux, je suis un pion au service de ce complot. Ça rend mon travail difficile quand je tente de percer la divagation dans laquelle le patient se trouve.»
Thomas Holmes travaille pour le programme pep (Premier Épisode de Psychose), un programme offert aux jeunes de 18 à 31 ans qui peuvent avoir recours à des soins en matière de santé mentale. Ses patients, qui sont schizophrènes, paranoïaques ou simplement déboussolés, se rendent à Douglas pour tenter de redevenir sains d’esprit. «C’est pas évident pour eux, car ils ne comprennent pas ce qui leur arrive, confie le clinicien. Ils entendent les mots “institut psychiatrique” et le stigma qu’on rattache à la santé mentale les rebute instantanément.» Le programme pep vise à dédramatiser la situation. Les intervenants rencontrent les patients potentiels à l’extérieur des murs, dans un café par exemple, afin d’apaiser leurs craintes et bâtir un lien de confiance. Il faut dire que ce ne sont pas tous les patients qui se retrouvent entre les murs de l’hôpital : «On ne peut et on ne veut pas interner les gens systématiquement», affirme le clinicien. Les patients que l’on retrouve à l’intérieur de l’institut représentent souvent un danger pour la société ainsi que pour eux-mêmes. Les gens en état de crise mentale perdent complètement contact avec la réalité. Un feu rouge à une intersection n’a plus aucun sens. Le chaud ou le froid ne sont que des concepts abstraits. Une déconnex ion totale.
Tout au long de mon séjour à l’hôpital Douglas, je me demande si je vais être témoin d’une crise aiguë. Vous savez, le type de malaise qui pousse un individu à s’automutiler ou à s’élancer contre un mur… Finalement, à mon grand désarroi, je n’en verrai pas. Pour pallier ma déception, on me présente Martin Jolin qui travaille aux soins intensifs. C’est chez lui qu’atterrissent les patients qui sortent de l’urgence psychiatrique et qui doivent demeurer sous observation constante. La pièce qu’il me fait visiter ressemble plus à une cellule qu’autre chose. Un lit, une table… En fait, il s’agit bel et bien d’un cachot puisque les patients y sont gardés 21 heures sur 24 pendant les premiers jours de leur séjour. «On n’a pas le choix de les garder sous contrôle, car les médicaments n’ont pas encore pris le dessus sur la psychose?», explique Martin Jolin.
Mythe ou réalité?
Alors que je me trouve dans l’aile de l’hôpital qui abrite les cas de crise les plus sévères, j’en profite pour interroger Martin à propos de certains procédés mythiques comme la camisole de force. Il m’explique que ce dispositif n’est plus à la mode. On l’a remplacée par un nouveau système de rétention nommé Argentino, une combinaison qui ressemble en fait à un habit de parachutiste fixé par des sangles à un lit. On y insère le patient qui est ensuite immobilisé grâce à une fermeture-éclair ultrarésistante. Martin me confirme aussi que les célèbres chambres capitonnées ont également disparu. Pourquoi? «Certainement par souci d’hygiène, car les murs y étaient rembourrés et couverts de tissu, alors lorsque les gens y déféquaient ou urinaient, ça devenait difficile à nettoyer. »
Contrairement à la camisole de force et à la salle capitonnée, les électrochocs—qui ne se souvient ent pas de la célèbre scène du film Vol au-dessus d’un nid de coucou??—font toujours partie de la réalité de l’hôpital Douglas. L’infirmière Doris Couture m’offre de m’emmener voir la salle où on administre ce type de traitement. En chemin, Doris m’explique que cette procédure n’est pas fréquente: «Les sessions d’électrochocs sont seulement offertes aux patients pour qui la pharmacothérapie (les pilules) n’a aucun effet». C’est sous anesthésie générale que se déroule l’intervention. «La préparation du sujet se veut beaucoup plus longue que le traitement lui-même», explique l’infirmière. «Ça dure environ 30 secondes et le patient ne sent rien.» L’approche est une des plus efficaces, le taux de réussite oscillant entre 80 à 90%.
Le cerveau qui flotte
Nommé Institut universitaire en juin 2006, l’hôpital Douglas participe activement à la recherche sur les maladies mentales en observant avec grande attention le cerveau. Au département d’imagerie cérébrale, on me présente des images de cerveaux atteints de schizophrénie, d’Alzheimer et d’autres qui servent de «contrôle», c’est-à-dire qui représentent le cerveau d’un individu normal. La différence est sidérante, même à mes yeux de néophyte. Par exemple, le cerveau des patients souffrant d’Alzheimer est complètement atrophié. Les méninges ont pratiquement disparu et laissent un vide dans la tête de leur propriétaire.
On m’emmène ensuite à la banque de cerveaux où je rencontre Danielle Cécyre, une biochimiste responsable de la «cerveauthèque». C’est ici que plus de 600 cerveaux sont analysés, disséqués et entreposés. Ce midi, Danielle Cécyre a reçu un cerveau tout frais et j’assiste au processus de dissection. Seul un des deux hémisphères sera plongé dans le formol. L’autre moitié est sectionnée en tranches pour ensuite être congelée à -80 °c. On m’apprend alors que l’hôpital Douglas s’intéresse tout particulièrement aux cas de suicide. Aujourd’hui, c’est le cerveau d’un homme qui s’est suicidé que l’équipe de la biochimiste vient de trancher devant moi. L’ambiance surréaliste dans laquelle je trempe depuis mon arrivée commence à peser sur ma propre santé mentale. Je crois que c’est l’heure pour moi de quitter cet endroit avant que je n’y demeure pour de bon.
Ce texte est issu du numéro 13 spécial Folie | Automne 2006