Logo

Immersion d’un jour : est-ce que les écovillages peuvent changer le monde?

24 heures à la Cité écologique de Ham-Nord pour mieux comprendre ce mode de vie alternatif.

Par
Julien Lamoureux
Publicité

« Ça fait 15 ans que je fais des visites guidées ici. Au début, les gens disaient “je suis surpris de voir les poteaux d’Hydro, ça rentre chez vous?!?”, ou “je savais pas que vous aviez des chars”, ou même “t’as l’air culturée pour quelqu’un qui a grandi dans le bois!” »

Assise dans le gazon, à quelques pas du bâtiment où poussent les semences qui alimenteront la centaine de membres de la Cité écologique pour la prochaine année, Nébesna Fortin s’esclaffe en repensant à ces clichés souvent entendus sur la vie en écocommunauté, un mode de vie alternatif encore peu connu au Québec.

Publicité

« Ça change énormément, mais il y en a des tenaces qui demeurent. Oui, on a Internet et Netflix, sauf que la connexion n’est pas très bonne. » Sise dans les collines de Ham-Nord, dans le Centre-du-Québec, et à mi-chemin entre Trois-Rivières et les lignes américaines, la Cité écologique fait encore partie de ces endroits de la province où l’accès au World Wide Web à haute vitesse n’est pas garanti.

Je me trouve dans cet endroit enchanteur parce que je vais passer 24 heures à la Cité afin de voir ce qui distingue la vie ici – mais aussi ce qui ressemble au monde que je connais aussi. Et première similitude : le temps d’écran, c’est un enjeu. « On essaie d’éviter qu’ils fassent 20 heures de gaming par jour. Mais on a les mêmes problèmes avec nos ados [que partout ailleurs] », assure la sympathique Nébesna.

Crash course sur le concept d’écovillage

À mon arrivée, je me sens très loin du trafic de l’autoroute Décarie dans lequel je me trouvais même pas trois heures plus tôt. Une jeune femme portant chapeau noir et robe fleurie m’attend, sourire au lèvres, devant le centre de formation : c’est Nébesna, à qui j’ai parlé plusieurs fois en prévision de ce reportage, et que je rencontre finalement en personne.

Nébesna Fortin dans le centre de formation de la Cité �écologique
Nébesna Fortin dans le centre de formation de la Cité écologique
Publicité

Ce bâtiment, c’est son domaine : depuis neuf ans, elle y accueille des gens de partout dans le monde pour leur montrer les rudiments de la vie en écocommunauté. Elle me parle avec fierté de son cours d’éducation au développement d’écovillages.

« Je crois que des projets comme le nôtre peuvent en inspirer d’autres. C’est ce qui m’a poussé à faire le centre de formation », indique la jeune mère, qui a donné naissance à son premier enfant l’an dernier. J’ai donc devant moi la personne parfaite pour répondre à la question que bien des lecteur.rice.s se posent en ce moment : est-ce que toutes les personnes qui habitent ici portent un prénom qui semble sorti d’un roman de Tolkien? (La réponse est non.) Mais surtout : une écocommunauté, c’est quoi exactement?

« C’est des personnes qui vont s’assembler pour réduire leur empreinte écologique en améliorant leur qualité de vie. Plus on va pouvoir partager des tâches, des responsabilités, une charge mentale et de planification, plus on va être capables d’aller loin. »

« Ensemble, on va plus lentement, mais on va plus loin. »

Publicité

« Écocommunauté » est un terme parapluie qui regroupe différents types de projets; ici, à la Cité écologique, on est dans un écovillage, « le modèle le plus développé, qui touche au plus d’aspects de la vie des résidents, selon mon interlocutrice.

Depuis l’ouverture, en 1984, il est interdit de fumer sur tout le territoire de la Cité écologique.
Depuis l’ouverture, en 1984, il est interdit de fumer sur tout le territoire de la Cité écologique.

Pour la Cité écologique de Ham-Nord, on parle d’une centaine de membres permanent.e.s qui se rassemblent quelques fois par année en assemblée pour prendre les décisions qui touchent tout le monde, comme l’allocation des budgets ou les changements aux règlements. Tout ce beau monde réside dans les habitations construites sur le territoire de 700 acres (2,8 km2). On y trouve aussi une école pour la quinzaine de jeunes d’âge scolaire et sept entreprises qui emploient les adultes.

Publicité

Visite guidée

En quittant le centre de formation, on croise une dame qui se dirige dans la direction opposée. « C’est une enseignante de l’école, elle est là depuis les débuts… », m’explique Nébesna.

Emmanuel, 54 ans, est un des piliers de l’équipe agricole.
Emmanuel, 54 ans, est un des piliers de l’équipe agricole.

Les débuts, c’est en 1984, quand une trentaine de familles se sont rassemblées sur cette terre avec le rêve d’offrir une éducation alternative à leurs enfants et développer des projets d’agriculture biologique, tout ça sous l’impulsion de Michael Deunov Cornellier, prof d’éduc de formation.

Publicité

En marchant, Nébesna me décrit les petits fruits qui poussent tout autour : cassis, camerises, aronias, argousiers, framboises… Elle m’invite à ramasser un morceau de rhubarbe au sol et y goûter. Et moi qui pensais que la rhubarbe n’existait que dans les tartes (avec des fraises, idéalement). Au loin se dessine le mont Ham, un lieu de randonnée populaire dans la région, sur un ciel bleu parfait.

Je ne verrai que l’extérieur des maisons. « Les gens ici aiment être tranquilles. Ce n’est pas parce qu’on a un mode de vie alternatif qu’on veut le montrer en permanence », m’intime ma guide. Il y a d’abord les logements de type condo, puis à côté, des maisons bigénérationnelles.

Publicité

Tout ça est du côté sud-ouest du domaine; à l’autre extrémité, il y a plus d’action en plein jour. Autour des serres et des champs, ça s’active en ce milieu de journée. Tous me saluent avec énergie, comme si j’étais un vieil ami qui venait rendre visite.

Sous ces plantes se trouvent des centaines de truites arc-en-ciel.
Sous ces plantes se trouvent des centaines de truites arc-en-ciel.

Puis, Nébesna me montre avec fierté un de leurs gros projets : une serre solaire passive, chauffée à l’année sans recours à l’électricité, où la température ne descend jamais en bas de 10 degrés. Et le clou du spectacle : sous les plantes se trouvent des bassins de pisciculture avec des centaines de truites arc-en-ciel.

Publicité

Travailler dans les champs

Par courriel, j’avais été averti que je ne serais pas juste là pour déambuler et regarder avec romantisme la vie agricole et rurale, mais que je devrais aussi mettre la main à la pâte. L’après-midi, je rejoins donc un petit groupe pour mon shift au sein de l’équipe agricole. En repiquant des dizaines de plants de céleri, je fais d’abord la connaissance de Christophe et de Laurence, deux stagiaires qui sont ici pour environ deux mois.

Le premier est un Belge qui se promène depuis quelques mois à travers le Canada, tandis que la seconde a récemment laissé tomber le cégep pendant sa première session, « brûlée » par l’école traditionnelle. Sa curiosité l’a amenée à la Cité écologique, où elle est hébergée et nourrie en échange de ses services.

Christophe
Christophe
Publicité

C’est à ce moment que je remarque que presque tout le monde se vouvoie. Je trouve ça curieux, considérant que tou.te.s se connaissent (et ici, ce n’est pas une manière de parler, c’est vrai). On m’explique que c’est une marque de respect; les plus jeunes disent « vous » aux plus âgé.e.s et ces dernier.ère.s leur rendent la pareille. En 24 heures, je serai incapable de prendre cette habitude et je continuerai à tutoyer à tour de bras comme un malotru.

Gloria repique ses plants à une vitesse phénoménale. Elle a 26 ans et s’est donc récemment posée la grande question à laquelle arrivent les jeunes qui naissent dans l’écovillage : partir ou rester? Elle me révèle qu’elle ne pensait pas faire sa vie ici, mais que finalement, l’appel a été trop fort et qu’elle travaille maintenant depuis trois ans sur la ferme (d’où sa rapidité d’exécution). « Le but, c’est pas de forcer les jeunes à être agriculteurs, m’explique-t-elle plus tard. On veut créer un sentiment de communauté. »

Publicité

Nébesna, qui a 32 ans aujourd’hui, a passé sa vie ici et se dit « passionnée par les modes de vie alternatifs »; elle a visité 36 autres communautés du genre à travers le monde. « Je me rappelle avoir fait consciemment le choix à la fin de mon école. C’était vraiment clair. J’avais plein de projets, je me projetais dans la communauté. »

Mais il faut aimer être près de sa famille. Gloria et Nébesna sont sœurs; leurs parents, Vivia et Denis, habitent encore ici, après être arrivés dans les années 80 – on les a croisés plus tôt. « Ça aide pour le gardiennage de dernière minute quand on doit s’occuper d’un journaliste », blague Nébesna.

Gloria dans une des serres de la Cité écologique
Gloria dans une des serres de la Cité écologique
Publicité

Il faut aussi composer avec la présence des beaux-parents et des ex. Le chum de Nébesna, Guillaume, a eu deux enfants, qui sont aujourd’hui des ados, avec une autre femme qui habite toujours à la Cité écologique. « Tu ne peux pas dire à ton ex : “ciao bye, on se recroise peut-être dans le métro”! »

Mais « une fois que tu passes par-dessus ces défis », c’est une « super richesse », parce que les enfants sont toujours entouré.e.s des personnes les plus importantes dans leur vie. Ça en rendrait beaucoup claustrophobes et ça confirme mon sentiment qu’habiter ici, ce n’est pas fait pour tout le monde.

Nébesna, de son bord, ne vacille pas. « C’est définitivement le milieu de vie que je veux offrir à mon fils », ajoute-t-elle. Son petit représente la troisième génération familiale à la Cité écologique. « Il a fait ses premiers pas dans la serre! », se rappelle Nébesna avec émotion. Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’aime mieux y croire parce que c’est une belle image, non?

« Il y a un aspect multigénérationnel qui est exceptionnel. Et si t’as pas d’enfants, tu vas quand même en côtoyer. »

Publicité

Vers 15h, on prend une pause. Je découvre la rhubarbe fraîche trempée dans le sirop d’érable et me fais une note mentale de m’informer sur la possibilité de faire pousser cette plante sur un balcon de Villeray.

Après, on nous emmène dans un champ en dormance pour ramasser des roches; le but est de cultiver cette terre dans la prochaine année. Pendant qu’on travaille, Éric a besoin d’emprunter notre véhicule et il arrive les deux pieds bien plantés sur un one-wheel. C’est confirmé, ces foutus engins sont partout.

Publicité

Confort et environnement

Ce boulot de « dérocaillage » est plus physique et moins propice à la jasette, ce qui me permet de repenser à mes premières heures à la Cité écologique.

Autour du bâtiment communautaire qui regroupe entre autres l’école, la boulangerie et les cuisines, j’ai vu beaucoup de voitures, et pas toutes électriques ou hybrides. C’est que la Cité a décidé de parfois prioriser son confort, même si ce n’est pas la chose la plus green. Un autre exemple : on a décidé de construire une piscine pour la communauté. Apprendre aux jeunes à nager justifiait cette grosse consommation d’eau.

Publicité

À l’intérieur du bâtiment, il y a aussi les bureaux et l’entrepôt de Kheops, leur plus gros employeur. Une quarantaine de personnes de la Cité écologique y travaillent. La compagnie produit des objets qui sont vendus dans les boutiques « nouvel âge » à travers la province : bijoux, chandelles, sacs, figurines… Pendant la visite de l’entrepôt et des bureaux, en fin d’avant-midi, ma guide m’explique que ce sont des « produits porteurs de sens ». Ça ne veut pas dire grand-chose pour moi, mais selon le site web, ce sont des objets « qui stimulent la pleine conscience, qui inspirent la beauté et qui créent l’harmonie ».

Nébesna tient le catalogue des produits Kheops.
Nébesna tient le catalogue des produits Kheops.
Publicité

Dans la pièce où se trouvent les pierres semi-précieuses (améthyste, quartz, cornaline…), le sympathique couple qui gère cette section m’assure que les client.e.s apprécient non seulement le côté esthétique, mais surtout les soi-disant « propriétés » associées à chaque pierre.

Une demi-heure plus tard, c’est le dîner communautaire (auquel est conviée toute la communauté du lundi au vendredi) dans une grande salle située au deuxième étage. À notre table, il y a Justine, qui travaille chez Kheops, et Étienne, qui accepte bien humblement mes félicitations pour la serre visitée plus tôt, dont il est le chargé de projet.

Publicité

En mangeant une salade au poulet (le végétarisme et le véganisme ne sont pas imposés, mais encouragés), mon regard se pose sur les grandes toiles qui ornent les hauts murs. Nébesna me demande de ne pas les photographier, puisque nous n’avons pas demandé aux artistes leur approbation, mais j’ai le temps de noter certains des mots qui sont écrits dessus : Tipheret (un élément de l’Arbre de la vie de la tradition kabbale, une forme ésotérique du judaïsme), Yeratel, Mikael, Veuliat (trois anges gardiens)…

« Ça provient de croyances variées, comme des religions autochtones ou asiatiques, par exemple », résume Nébesna lorsque je lui explique que je n’ai jamais vu ces noms-là auparavant.

Le mot en S

Décrivez à vos ami.e.s une communauté d’une centaine de personnes qui vivent recluses dans un coin perdu du Québec, dont la plus grosse entreprise vend des pierres, des cristaux et des chandelles, dont certains membres adhèrent à des croyances occultes et méconnues, qui a sa propre école, et c’est certain que le mot « secte » sera lancé tôt ou tard.

Nébesna n’est pas surprise que je lui parle de ça. « Ça vient d’une grande peur de l’inconnu. » Quand la communauté est arrivée dans la région, en 1984, en faisant une place à l’agriculture écologique et à l’environnement, le voisinage était méfiant. « C’est vrai qu’il y a des histoires de communautés qui ont très mal viré. On a beaucoup été dépeint comme une secte. »

Ça n’a pas aidé que, la première fois que la Cité s’est retrouvée dans les médias de la province, ce n’était pas pour des raisons heureuses. Le ministre libéral Robert Dutil y passait ses fins de semaine avec sa famille; cette révélation avait rivé les projecteurs sur le village et avait soulevé des accusations de sectarisme et des doutes sur la scolarisation des enfants. D’anciens membres se sont aussi plaints de mauvais traitements.

Le fondateur, Michael Deunov Cornellier, dit avoir été inspiré par les travaux d’Omraam Mikhaël Aïvanhov, fondateur de la Fraternité blanche universelle, une association française qui a parfois été qualifiée de « nouveau mouvement religieux » ou même de secte, mais qui s’en est toujours défendue. Cela dit, il était facile de prendre un raccourci et de dire que ce qui se passait à la Cité était problématique.

La spirale descendante s’est poursuivie lorsque la Cité écologique a fait faillite. « Mais il y avait une jeune génération qui arrivait au début de leur vie d’adulte. Eux, ils avaient vraiment besoin de se réapproprier le projet », explique Nébesna.

Le ton entre la municipalité et l’écovillage a changé. En 2009, le journal Le Soleil titrait « La Cité écologique ne dérange presque plus ». Quatorze ans plus tard, ça semble encore être le cas. Selon Patrick Duchesne, l’inspecteur en bâtiment et en environnement de Ham-Nord depuis 2011, « ce sont des citoyens très impliqués dans leur communauté. Ils ont des bénévoles dans différents organismes de la municipalité », les qualifiant même d’« exemplaires ».

Pour Nébesna, cette cordialité vient du fait qu’après les années de démarrage où toutes les énergies étaient mises sur le développement des activités, la communauté a pu commencer à s’impliquer à l’extérieur de son territoire, ce qui a rassuré beaucoup de monde. « J’ose croire qu’on a fait nos preuves en étant ici depuis 40 ans. À un moment donné, les gens se disent que, peut-être, ça a du sens [de vivre en écovillage]. »

Les soirées tranquilles

Une fois décrassé, je me joins à mes colocataires d’un soir, Laurence et Christophe, pour le souper. Nébesna nous rejoint et met au four la « fameuse » tarte à la carotte, une spécialité hyperlocale apportée par Sabine, une résidente d’origine française arrivée au Québec à 19 ans.

« Il y a un mythe qui dit que d’aller en écocommunauté, ça va régler tous tes problèmes. Mais tes problèmes risquent d’être empirés. Les solutions aussi… Mais les défis vont être plus grands, déclare Nébesna. Il faut avoir une très bonne gestion personnelle. Il faut vraiment être capable de se motiver, de se structurer et d’être responsable. »

« Vivre à deux, c’est dur. Vivre à 30, 40, 60, 100 personnes… le défi n’en est que plus grand. »

Pendant une courte marche digestive, j’entends au loin un ballon et des cris d’enthousiasme : mardi, c’est soir de volleyball féminin. Je me rapproche du terrain. Sur une terrasse qui le surplombe, un homme à chemise rose, pantalons beiges et lunettes de soleil sort du lot. Il encourage les joueuses.

Je réalise alors qu’il s’agit de Michael, le fondateur. Il me sert une poignée de main vigoureuse et je constate tout de suite son charisme. Il me parle de l’importance de faire du sport et d’encourager les jeunes à bouger, revenant à ses premières amours pour l’enseignement. Mais il ne veut pas être photographié ou donner d’entrevue. On sent qu’il a pris un pas de recul depuis les controverses du passé et que le flambeau est vraiment passé aux générations suivantes.

En rentrant vers ma chambre, il fait encore clair, mais la Cité est assoupie. J’envoie un texto à ma copine : « Je pense que je ne vivrai jamais ici, c’est pas pour moi ». Mais j’ajoute que je suis impressionné par le sérieux de l’endroit et par le dévouement des personnes qui y habitent.

Fin de journée à la Cité écologique
Fin de journée à la Cité écologique

Non, ce n’est pas pour tout le monde. Mais vivre en proximité, créer des réseaux d’entraide et de solidarité, manger local, bâtir des demeures intergénérationnelles, faire de l’exercice… En cette période de dérèglement climatique de plus en plus prononcé, il y a peut-être là de quoi s’inspirer.