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Un petit café servi dans un verre en styromousse. Noir. Pas rien, merci. Je m’installe sur une chaise en plastique au sous-sol de la Légion royale canadienne à Lachine. Autour de ma carcasse sans repère, une dizaine de compétiteurs et compétitrices sont concentrés à piquer les cibles de leurs fléchettes. « Double 16 bébé! », s’exclame un participant suivi d’un fist pump autoritaire.
K-tape sur les bras, pochettes à la ceinture et craie à la main, c’est du sérieux. Les meilleurs joueurs de la province sont là et semblent affamés.
J’y suis pour couvrir le premier tournoi de dards au Québec depuis le début de la pandémie et tenter de répondre à l’un des grands débats qui traversent notre civilisation : est-ce que les dards c’est un sport?
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Ce qui frappe d’entrée de jeu, c’est la frontalité de l’univers stylistique. Un réel code vestimentaire est appliqué à l’aide de magnifiques polos synthétiques personnalisés. Puis, c’est la précision, une finesse lumineuse. Je tombe rapidement hypnotisé par la magie des joueurs. « Ça tire en tabarnak aujourd’hui, me confie un spectateur. Tu vas voir, c’est un vrai sport ». La table est mise. Les matchs s’enchaînent à un rythme frénétique.
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La formule? Le 501 double out. Kirk Perry, président de l’Association de Dards du Québec, m’explique les rudiments : « Chaque participant débute à 501 et soustrait la somme des trois fléchettes, jusqu’à zéro. Tu descends le plus vite possible et après tu analyses tes options. Tu fais ce que tu peux pour fermer avec un double avant ton adversaire. Il te reste 16, tu vises le double 8, ou un 6 et un double 5. Faut savoir fermer en beauté ». J’imagine la chose plus simple à expliquer qu’à faire. On m’offre l’expérience avec quelques lancers. Mon avenir est ailleurs.
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Une petite délégation de joueuses chevronnées ont fait le chemin de l’Ontario pour démarrer la saison en force et aller chercher quelques bourses. « Avant la pandémie, nous étions habituellement plus de 80 joueurs, là c’est moitié moins. Ça a fait très mal, surtout pour notre branche jeunesse. Les ressources pour la relève sont plus limitées que jamais, c’est dommage », s’inquiète Kirk.
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Je gribouille, prends des clichés. J’apprends que le Saguenay est la Mecque de la fléchette au Québec. Que l’Angleterre est terre de grands champions où une réelle culture professionnelle fleurit avec des tournois flamboyants. Au pays, aucun joueur sur le circuit canadien ne réussit à vivre pleinement du bullseye.
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Devant moi, un homme élancé positionne lentement son pied perpendiculaire à la ligne, l’autre patte pointe, son menton se hisse, sa respiration ralentit. D’une allure féline, son bras fouette la fléchette avec adresse. « Il faut être capable de relâcher la pression. Se faire confiance. C’est pour ça que quelques-uns prennent un verre. Pour enlever les tremblements. Aux dards, tu joues contre toi. Tu te bats contre toi-même », m’explique Sylvain, satisfait de sa qualification suite à une loterie l’ayant placé dans le groupe de la mort.
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Malgré la féroce compétition, l’atmosphère est conviviale, les compliments fusent lorsque les lancers touchent au sublime. Il y a une complicité évidente à ces joueurs venus d’un peu partout pour partager l’intimité de leur passion.
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Stéphane, l’une des vedettes du circuit, s’ouvre sur l’une de ses superstitions. Depuis des années, il s’engage toujours dans le même ordre de couleur. Noir, bleu, rouge. Les joueurs m’exhibent leurs outils de travail, me parlent avec fougue de leur plume. Pourquoi ils préfèrent des 21 grammes aux 27. « Plus tu tires fort, plus ça doit être lourd », explique Nicolas. La technique de lance, la prise en main. On m’introduit au nine-darter, une partie parfaite. On me pointe au passage une ton, un big fish, 126 et dans l’bull pour finir la game. J’écoute la musique des dards.
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Nicolas prend place à mes côtés. Le jeune homme de 22 ans, originaire de Saint-Henri et triple champion junior, vient d’être éliminé en première phase du tournoi. Il est déçu. « Les fléchettes, c’est 95 % mental, aussi facile que décourageant, confesse le suzerain en devenir. Quand certains perdent, ils vont essayer de te rentrer dans la tête. Commencer à parler fort, marcher, se fâcher. C’est une façon classique d’intimider, mais j’embarque pas là-dedans. » Cette froide amputation des émotions semble récurrente dans chaque discours rencontré.
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« Le talent, la passion et la détermination, ça compte pour beaucoup, m’informe Martin, membre de l’équipe nationale et grand favori du tournoi. Mais l’important est de toujours rester calme. Ne jamais forcer. Quand ton adversaire est sur le bord de flancher, tu le sens. À ce moment-là, nous les vieux, on rentre dedans, il casse tôt ou tard ». La marge d’erreur est si mince, une question de millimètre, que je n’ai aucune misère à voir le caractère inébranlable de Martin comme un atout nécessaire à la compétition.
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Plus la journée avance, plus l’étau se resserre avec la diminution du nombre de participants. Les bouteilles vides s’accumulent. Le chemin vers la victoire est pavé de triple-vingt et de bullseye jouissifs. Ça crie! Moi aussi, même si je n’ai pas gagné le tirage moitié-moitié.
La fatigue, la composition mécanique du geste, le poids de la pression, ceux qui restent sont les joueurs les plus solides. 16 hommes et 8 femmes. Plusieurs m’ont lancé un regard sévère lorsque j’ai osé demander si les dards, c’est un sport. Mon travail implique une part de risque.
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Les finales opposent deux Ontariennes, Angela et Darlene, puis Stéphane et Martin, les quatre têtes d’affiche du tournoi. « Un face-à-face de titans », me lance un compétiteur déchu. Le public captivé, contemple le spectacle sur fond d’espoir et d’extrême tension. L’adrénaline emplit la salle. « Ça descend en câlisse », murmure un participant. La finale chez les hommes se termine par un neuvième et ultime match. Un récital d’une grande poésie qui couronne Martin. Chez les femmes, Darlene remporte une longue bataille de tranchée arrogante de dextérité. L’expérience a parlé. Fin d’après-midi, les trophées sont soulevés. La conclusion apparait d’une grande clarté.
L’impressionnante dynamique physique conjuguée aux prouesses psychomotrices me guident à l’évidence. Nous sommes devant de réels athlètes.
Un sport, un vrai.