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Il y a 25 ans

Par
Pascal Henrard
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À Montréal, il était presque six heures, heure de l’Est, ce soir de janvier 1988. À Bruxelles, il était presque minuit.

Dehors, il ne faisait pas encore noir. Le jour s’éternisait. Du bout des rayons, le soleil s’accrochait à l’horizon en repoussant le soir à plus tard. Le temps s’était perdu une heure plus tôt entre le ciel et la terre. C’était le jour en pleine nuit. Ni tout à fait hier, mais pas encore vraiment demain. Je planais entre deux mondes, assis entre deux vies, écrasé entre deux ronfleurs, perdu quelque part entre le passé et l’avenir. Comme tous les autres passagers de ce vol Nationair (en 1988, Nationair était une compagnie aérienne qui partait souvent en retard mais qui servait de l’alcool à volonté) bondé dans lequel j’étais coincé depuis plus de six heures, j’avais les yeux rougis, le teint blafard, le regard hagard, un brin d’impatience dans les jambes, le dos raide, les bras lourds, un pincement dans le cœur, la bouche sèche et les idées qui se bousculaient à 800 kilomètres heure.

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Le DC-8 glissa lentement entre les nuages chargés et sombres qui me séparaient du monde des vivants et de ma nouvelle vie. La dernière fois que j’avais vu la terre, c’était la mer, minuscule, irréelle, j’avais même cru voir des icebergs. Déjà l’hiver.

Silencieux, les voyageurs surveillaient la descente. L’avion vira sur une aile. Puis sur une autre. Une violente turbulence réveilla mon voisin qui marmonna quelque chose qui ressemblait à du vocabulaire ecclésiastique de mauvaise humeur. Christ de tabernacle de calice, ou quelque chose du genre. J’avais déjà les oreilles au Québec.

Montréal était tapie quelque part sous les nuages. J’allais bientôt fouler le sol d’un nouveau monde, commencer un nouveau boulot dans une nouvelle ville. Mais pour l’instant, étourdi par l’air pressurisé et le décalage horaire, j’avais l’esprit tout embrouillé. Que faisais-je là?

L’avion sortit au ralenti de la masse opaque des nimbostratus qui cachaient le but de mon voyage. Des forêts enneigées, à perte de vue, des champs immaculés sous un ciel de plomb. Des routes droites et infinies, traits noirs au milieu d’une campagne blanche. Quelques maisons éparses, toit bleu, toit blanc, toit d’argent. Une masse noire, liquide, parsemée de points blancs, sans doute le fleuve Saint-Laurent, peut-être des blocs de glace. Un dernier coup d’aile avant l’atterrissage. Au loin, un clocher, des entrepôts, des toits plats, des parkings, des routes, des autoroutes, des ponts, des échangeurs. L’Amérique!

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Le choc des roues sur le sol ébranla l’appareil. Les vis des ailes tinrent bon malgré la mauvaise réputation de Nationair. Un coup de freins. La ceinture écrasa ma vessie trop pleine de mauvaise bière canadienne. À travers le hublot usé par les regards de tous ceux qui m’avaient précédé, je contemplais le vent qui balayait sur la piste des rafales de poudreuse. J’arrivais en même temps que le blizzard. Ce pays qui n’en était pas un, c’était l’hiver. Je ne pensais pas qu’il allait devenir le mien (de pays, pas d’hiver, évidemment). Pas un mot ne vint acclamer notre atterrissage. On aurait dit que la lourdeur du ciel avait englué chacun de mes gestes, assombri chacune de mes réactions.

L’avion s’était à peine immobilisé sur le tarmac que les passagers sautaient déjà de leur siège et s’agglutinaient dans les allées. Après la cohue, ce fut le silence mortel et la morne procession dans les couloirs de béton et de verre qui menaient au cœur de la trop vaste aérogare grise, blanche et livide de l’aéroport de Mirabel (c’était là qu’à l’époque atterrissaient, rappelez-vous, les vols internationaux).

Bienvenue! Welcome!

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Je débarquais pour la première fois de ma vie au Québec. Mais je croyais que c’était au Canada. Le lendemain, je commençais à travailler chez Tam Tam l’agence de publicité de l’année. Le surlendemain, j’avais des amis, j’avais des meetings à Toronto, je faisais des pubs pour la télé, je sortais dans les boîtes du boulevard St-Laurent, j’achetais une maison dans le Mile End, je me mariais avec une Québécoise, je collectionnais les vinyls des Classels, je faisais des enfants, je goûtais à la poutine au foie gras, je découvrais Elvis Gratton, je manifestais dans les rues contre Jean Chrétien et la guerre en Irak, j’apprenais à patiner, je découvrais le camping dans les parcs de la Sepaq, j’aimais les rimes manifestives de Loco Locass, je prenais mes casseroles contre Jean Charest, j’écoutais Avec Pas de Casque, je me baladais en vélo dans les rues de Montréal 345 jours par an, je riais des jokes du Bye Bye

J’aimais chaque jour un peu plus cette terre qui n’était pas celle de mes aïeux mais qui sera sans doute celle de mes descendants.

C’était le 4 janvier 1988. Il y a 25 ans.

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