Nous avons tous vécu des situations où nous aurions aimé qu’un ami, une connaissance ou la serveuse (n’importe qui, svp!) vienne nous extirper d’une conversation avec une personne particulièrement indifférente à notre désintérêt. C’est normal.
Selon une étude, nous sommes très mauvais pour juger du moment à partir duquel notre interlocuteur n’en peut plus de nous entendre, et vice-versa. Très très rarement, une discussion se termine au moment où les deux personnes ont envie qu’elle se termine.
Considérant que mon verbomoteur est souvent au neutre, il n’est sûrement jamais arrivé que quelqu’un se dise à mon endroit « est-ce qu’il va finir par se la fermer cet esti-là? ». Par contre, ma difficulté à nourrir une discussion a sûrement mis de nombreuses personnes dans l’embarras. Je suis assez poche à cet égard et encore plus lorsque je discute avec des gens qui m’intimident par leur envergure.
Je ressens alors une pression d’avoir l’air intelligent, même s’il arrive aussi aux grands de ce monde de parler de la pluie et du beau temps, tout simplement.
Les Hubert Reeves, les Louis-José Houde ou les chauffeurs de taxi me confinent donc au mutisme. Lorsque je dois interagir avec ces gens, plutôt que d’espérer être secouru, je leur souhaite à eux qu’on vienne nous interrompre.
Ça m’est arrivé après le roast de La soirée est (encore) jeune à l’été 2022. Une soirée organisée par Juste pour rire où, pendant cinq heures, des personnalités publiques ainsi que Pascal Cameron venaient nous insulter amicalement. Nous n’avions qu’à avoir l’air pas trop blasés quand la caméra était sur nous (c’est-à-dire, sans arrêt pendant cinq heures). Tous les plus grands y étaient : Michèle Richard, Bibi de Bibi et Geneviève ainsi que Robert Lepage.
Le grand Robert Lepage. Celui qui réussit à vous faire dire après une pièce de quatre heures que ça a passé vite.
Depuis 2020, il participait de temps à temps à l’émission. Robert Lepage qui fait des chroniques à La soirée, on n’en revenait pas. À la radio il était passé maître dans l’art de faire des jokes de pet, mais des jokes de pet élégantes. Pour notre dernière émission, il nous avait envoyé une couronne funéraire. Robert fucking Lepage qui pense à une petite mise en scène pour notre dernière, c’était pas rien.
Tout ça pour dire qu’il y avait une petite fête après le roast de La soirée. C’était un peu le bordel. Il y avait beaucoup d’invités à remercier, la musique était trop forte et il y avait le gars des annonces de A&W qui distribuait des shooters de son rhum à la racinette à tour de bras. Malgré tout ça, un concours de circonstances aura voulu que je me retrouve seul dans un coin avec Robert Lepage. De quoi trigger ma paralysie conversationnelle.
Surtout que je ne pouvais me rabattre sur mes trois sujets de prédilection dans ce genre de circonstance, soit le 1er trio de Canadien, le 2e trio de Canadien ou le 3e trio de Canadien.
J’avais l’impression que ça n’allait pas intéresser Robert Lepage. De fait, il avait plutôt envie de me parler de musique progressive des années 70, un domaine que je maîtrise très peu. Pas du tout en fait. S’en est donc suivi plusieurs minutes où je tentai désespérément de trouver quelque chose à dire sur la musique prog, sans succès, mes idées entrant en conflit avec mes inquiétudes quant au degré d’emmerdement de M. Lepage, ou Bob, comme j’aime bien l’appeler (non, c’est pas vrai).
Autant je trouvais passionnantes les histoires que me racontaient Robert Lepage, autant j’éprouvais de l’empathie et espérais que quelqu’un, le gars des annonces de A&W au pire, viennent se joindre à nous pour m’enlever la pression de divertir Robert Lepage de façon érudite et éloquente.
Ayant fait le tour de la contre-culture musicale des années 70 et n’ayant pas osé évoquer le groupe Rush, j’avais tenté une relance. Je m’en souviens assez bien :
– Ma mère à acheté des billets pour ta pièce… voyons, c’est quoi la nom… la pièce longue là…?
– Les sept branches de la rivière Ōta.
– C’est ça.
– …
– …
J’avais réussi à avoir l’air un peu nono en l’espace d’une phrase et je ne savais pas trop comment prolonger la discussion. Je ne pouvais pas lui poser des questions de base du genre, « qu’est-ce qui t’as inspiré cette pièce » ou « c’est tu long à apprendre une pièce de 9 heures? » ou encore « c’est où la rivière Ōta »? J’en étais là quand une âme charitable (je ne sais plus trop qui, sûrement Anne-Marie Cadieux qui avait précédemment elle-même dû monologuer avec moi) est venue sauver Robert.
Comme toute personne qui se libère d’une telle situation, j’avais laissé s’écouler quelques minutes, mais pas assez pour que notre nouvel interlocuteur se pousse, et j’avais prétexté une envie d’aller aux toilettes pour filer en douce.
Je m’étais volontairement exclu d’une discussion passionnante pour éviter à Robert Lepage ma présence. Oui, j’ai un grand cœur.
Peut-être qu’à ce jour, Robert Lepage me trouve un peu emmerdant, ou peut-être qu’il a grandement apprécié que j’essaie d’éviter que son calvaire se prolonge. Je le découvrirai peut-être la prochaine fois que je serai « pris » avec lui…
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