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Il est temps d’en finir avec le mythe de la girlboss

Une patronne est un patron comme un autre.

Par
Adéola Desnoyers
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Depuis 2010, le concept de la Girlboss a tenté de s’imposer comme la solution des millenials pour contrer les effets du capitalisme et du patriarcat dans le monde de l’entreprise. Mais les Girlboss ont vite prouvé qu’elles étaient capables de reproduire les mêmes schémas de domination que leurs homologues masculins.

C’est peu dire qu’on a failli tomber sous son charme.

On la suivait depuis un bon moment sur les réseaux sociaux ou dans les médias, en consommant avec avidité ce qu’elle semblait vouloir nous offrir : parité, reconnaissance, émancipation, diversité… Elle ressemblait au modèle à suivre, cette self-made-woman partie de pas grand-chose et réussissant à créer un empire – médiatique, politique, artistique – où bienveillance, liberté de parole et positionnement féministe s’affichaient comme des valeurs essentielles. La Girlboss avait de quoi plaire.

Elle était l’utopie égalitaire qui allait se concrétiser, l’outil d’empowerment que nous attendions toutes pour briser ce fameux plafond de verre. Grâce à ces pionnières, le dur labeur allait enfin payer.

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Ce symbole de l’entreprenariat féminin nouvelle génération initialement porté par des CEO américaines – comme Sheryl Sandberg, directrice des opérations chez Facebook ou Sophia Amoruso, la fondatrice de Nasty Gal – promettait de valoriser et modifier en profondeur le rôle des femmes dans le monde de l’entreprise. Et a fortiori, celui des minorités. Car dans un monde entrepreneurial encore dominé par les hommes, l’arrivée de femmes brillantes à la tête de business fémino-centrés devait forcément servir la cause féministe et participer à la création de bulles d’altruisme et de tolérance, où chacun d’entre nous s’y retrouverait enfin. Puis le soufflé est retombé.

Avec le temps, des accusations de management violent et des témoignages révélant des environnements de travail toxique ont commencé à remonter à la surface, prouvant qu’il ne suffisait pas d’avoir une femme « woke » comme patron pour échapper aux rouages bien huilés de l’exploitation des salariés.

Business in the front, bully in the back

2014 aura été le point culminant de la carrière de Sophia Amoruso. Cette année-là, la fondatrice du site de vente en ligne Nasty Gal raconte son ascension fulgurante – de chineuse fauchée à CEO d’un empire de la mode en ligne – dans une autobiographie sobrement intitulée #GIRLBOSS. En quelques centaines de pages, la femme d’affaires américaine retrace son parcours d’entrepreneure rebelle et excentrique, de patronne progressiste et d’alliée manifeste de la gent féminine. Du livre émanera une production Netflix du même nom, diffusée en 2017 – et annulée l’année suivante – en partie produite par la principale intéressée.

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En France, les récentes révélations portées par plusieurs médias ont prouvé que la Girlboss ne sévissait pas seulement outre-Atlantique.

Cette success story dont les États-Unis raffolent tant sera rapidement entachée en 2015 par les révélations de plusieurs employés : d’après eux, Sophia Amoruso aurait licencié quatre femmes enceintes et un homme sur le point de prendre ses congés paternités. Sans parler du turnover constant dans l’entreprise et des accusations de management abusif… De quoi sérieusement ternir l’image de la marque et de sa « SHE-E-O ».

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Sophia Amoruso ne sera malheureusement pas la seule à passer du statut de patronne rêvée à celui de Girlboss déchue. Il en sera de même pour Audrey Gelman – PDG de l’espace de coworking 100% féminin The Wing – accusée d’avoir maltraitée des employées racisées ; ou pour Leandra Medine, fondatrice du média de mode en ligne Man Repeller, qui démissionnera pour des raisons similaires avant de définitivement fermer son site.

En France, les récentes révélations portées par plusieurs médias ont prouvé que la Girlboss ne sévissait pas seulement outre-Atlantique. En juillet dernier, une enquête de Télérama faisait état d’un management agressif au sein du studio de podcasts réputé Louie Media, co-fondé par Charlotte Pudlowski et Mélissa Bounoua : d’anciens employés y racontaient leur souffrance au travail et les pressions répétées, malgré le positionnement féministe et engagé de l’entreprise. Quelques mois plus tôt, le compte Instagram @Balancetaredaction recevait 24 témoignages de salariées du média féminin Les éclaireuses, reprochant aux fondatrices – Chloé Sabban et Melody Madar – de sous-payer leurs collaboratrices et de constamment harceler et intimider leur équipe. Tout aussi alarmante, l’enquête Mediapart sur les agissements de la sénatrice EELV Esther Benbassa, accusée – entre autres – d’avoir empêché une salariée de se faire opérer et d’humilier ses collaborateurs, a fini d’enfoncer le clou…

« Avoir une femme à la tête d’une entreprise ne rime pas nécessairement avec progressisme et inclusivité. Le modèle de la Girlboss ne change pas le système, il le renouvelle seulement sous d’autres formes. »

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D’après Alexandra Solomon, professeur en gender studies à l’université de Northwestern, « la visibilité accrue du féminisme dans nos sociétés a forcément augmenté l’intérêt lucratif de se positionner comme tel. Mais avoir une femme à la tête d’une entreprise ne rime pas nécessairement avec progressisme et inclusivité. Le modèle de la Girlboss ne change pas le système, il le renouvelle seulement sous d’autres formes. »

De la sincérité du féminisme libéral

Derrière la belle vitrine de ces entreprises « modèles » se cache un spécimen parfaitement marketé pour une génération de jeunes femmes ambitieuses. Selon Jennifer Padjemi, journaliste et auteure de l’essai Féminisme et Pop Culture (éd. Stock), « l’archétype de la Girlboss est souvent jeune et cool. Elle répond aux codes esthétiques de la femme bien dans ses baskets, mais surtout, elle est très ancrée dans son époque. C’est grâce à ça qu’il y a une forme d’identification possible pour les millenials. »

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En positionnant leur ligne éditoriale sur l’empowerment féminin, les créatrices du média Les Éclaireuses se sont assuré un succès rapide sur les réseaux sociaux. Les sujets abordés sur leurs plateformes sont dans l’air du temps : body positivisme, charge mentale, sexisme, égalité salariale… En 2020, Melody Madar lance même le podcast « C’est qui la boss ? », censé « aider les femmes à provoquer leur succès. » Chaque semaine, la co-fondatrice du média reçoit à son micro « des femmes pleines d’ambition qui viennent raconter leur parcours hors du commun », pour permettre aux auditrices d’avancer dans la bonne direction, « celle de la réussite ! ».

« Je ne compte plus les fois où je les ai entendues traiter telle ou telle personnalité de grosse ou de mocheté. »

Pourtant, en interne, la réalité est tout autre : salaires microscopiques, refus de mutuelles et de congés payés, licenciements abusifs, surveillance extrême des employées… D’après Claudia* – une ancienne collaboratrice – les deux patronnes « font semblant de prôner le body positivisme mais n’arrêtent pas de se moquer des femmes qui ne correspondent pas à leurs critères de beauté. Je ne compte plus les fois où je les ai entendues traiter telle ou telle personnalité de grosse ou de mocheté. »

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Hypocrisie ou cynisme ? Sûrement un peu des deux. Toujours est-il que ce cas d’école n’aura fait que confirmer notre suspicion : une femme n’est pas moins capable qu’un homme. Qu’il s’agisse de monter une entreprise ou d’en exploiter les salariés. Pour Jennifer Padjemi, la série Melrose Place a vu naître le premier prototype de la Girlboss, bien avant les modèles en chair et en os des millenials : « Amanda Woodward est sans doute l’inspiration. C’est l’exemple parfait de la femme badass, qui évolue dans un monde de requins et qui gravit les échelons parce qu’elle a envie d’être en haut de l’affiche. Sa personnalité, c’est un mélange de résilience et d’arrivisme. »

« On se rend compte que les Girlboss sont souvent des femmes blanches, hétéros, issues de milieux aisés ou privilégiés »

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Dans la vraie vie, le personnage est peut-être moins attachant. Selon Alexandra Solomon, « le mythe de la Girlboss repose sur le même schéma de domination que celui de toute entreprise capitaliste : l’exploitation des individus les plus précaires, le plus souvent des femmes ou des personnes racisées ». Car en incarnant la réussite libérale au féminin, ces cheffes d’entreprises ont – malgré elles ? – créé un personnage à leur image, presque identique à celui de leurs homologues masculins. « Lorsqu’on fait le bilan et qu’on s’arrête sur les différents profils, on se rend compte que les Girlboss sont souvent des femmes blanches, hétéros, issues de milieux aisés ou privilégiés », constate également Jennifer Padjemi.

« La société est plus prompte à critiquer les patronnes que les patrons »

Une des raisons principales de l’échec de la Girlboss semble résider dans l’utilisation du féminisme comme un outil de marketing et d’autopromotion. Prôner des valeurs aussi essentielles que l’égalité et la diversité poussera irrémédiablement les observateurs à vous attendre au tournant et vous dénoncer à la première sortie de route. Et ce, à juste titre.

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En faisant de certaines réflexions progressistes l’ADN de leur studio de podcasts, Charlotte Pudlowski et Mélissa Bounoua ont également fait une promesse tacite à leurs auditeurs : celle de faire respecter ces valeurs au micro comme dans leurs bureaux. Des podcasts qualitatifs comme Émotions et Travail (en cours) – explorant respectivement les questionnements autour de nos sentiments et du monde professionnel – ont su remplir le contrat avec brio. Mais les révélations apportées par l’enquête de Télérama font aujourd’hui planer le doute sur la sincérité des deux fondatrices.

Qu’il s’agisse de véritables militantes ou de cheffes d’entreprises surfant sur un effet de mode, leur marge d’erreur paraît malgré tout plus mince que celle accordée au sexe opposé. « Il faut reconnaître que la société s’avère plus prompte à condamner les patronnes que les patrons, remarque Alexandra Solomon. Il est attendu de la part des hommes qu’ils occupent une position de leader et imposent leurs modalités, même avec brutalité. Ils en sont félicités, dans la majorité des cas. » De ce côté-là, on ne compte plus les exemples de techniques de management toxique appliquées dans des entreprises dirigées par des hommes, tant elles sont devenues la norme. Malgré les révélations fréquentes sur les conditions de travail déplorables des employés d’Amazon, cela n’aura pas empêché Jeff Bezos de devenir l’homme le plus riche du monde et de se payer très récemment un aller-retour dans la stratosphère. Pas besoin d’être une femme pour être une Girlboss.

*Le prénom a été changé.

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Ce texte a d’abord été publié sur URBANIA.fr.

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