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Il est où le serveur, il est où?
Mai 2021. Les terrasses des bars et des restaurants de toute la province peuvent de nouveau accueillir les client.e.s, après des mois de restrictions. Dans les rues, l’excitation est palpable. Les Spritz, les pintes de blonde et le vin nature coulent à flots, abreuvant une à une des bouches asséchées par de longs mois d’hiver et de couvre-feu à 20 h. Enfin, on nous promet un été torride, le hot vax summer de tous les possibles. « C’est comme une grosse fête! », titre La Presse.
En terrasse comme en salle, l’énergie est à son comble et les éclats de rire résonnent, rappelant le rugissement festif et décadent des années folles. Mais derrière les portes des cuisines, c’est une tout autre histoire.
À demi-mot, on parle d’un manque de main-d’œuvre criant, de difficultés financières et de détresse psychologique chez les restaurateurs et restauratrices, une situation qui semble s’être aggravée au fil des mois.
« Je suis à la veille d’appeler ma mère pour qu’elle vienne m’aider »
Vanessa Vincent est restauratrice depuis six ans. Enfant, elle fréquentait déjà le restaurant L’In-time, à Verdun, et elle y a travaillé comme serveuse avant de racheter le fonds de commerce de cet établissement de 24 places.
Le manque de main-d’œuvre, Vanessa en sait quelque chose. Alors que « les nappes blanches ont perdu de 30 à 40 % de leurs employé.e.s depuis un an et demi » selon L’Actualité, la propri étaire de ce restaurant de quartier perd son cuisinier en juillet dernier. Elle doit donc pallier le manque de personnel en travaillant de longues heures en cuisine.
«Pour le service, mes deux meilleures amies sont venues me prêter main-forte pendant l’été.»
« Pour le service, mes deux meilleures amies sont venues me prêter main-forte pendant l’été », avoue Vanessa, qui ajoute que celles-ci n’avaient aucune expérience en salle. « Une d’entre elles est prof, alors elle avait l’été de congé, et l’autre est à la maîtrise. Je suis à la veille d’appeler ma mère pour qu’elle vienne nous aider, tellement je ne trouve pas de monde. »
Août 2021. Il est environ 18 h 15. Vanessa est toujours low staff. Elle est en train de cuisiner, c’est le coup d’envoi dans le restaurant. « Au début de mon service, le téléphone sonne, je décroche, raconte-t-elle. C’est une personne qui demande de parler au gérant. Je réponds que c’est moi qui suis en charge. On me pose alors une question : “Cherchez-vous un emploi?” Je ne comprends pas trop, je pense que la personne se trompe alors je réponds : “Non, je cherche des employés.” On réitère : “Mais vous, cherchez-vous un e-m-p-l-o-i?” Je réponds que non, que je suis la propriétaire du restaurant. Gros malaise au téléphone, puis la personne raccroche en me souhaitant une bonne soirée. »
Vanessa, dans le jus, continue son service, sans trop comprendre ce qui vient de se passer. Lorsque ça se calme, elle repense à l’appel survenu plus tôt, avec un doute en tête. Elle recompose le numéro : c’est une entreprise de chasseurs de têtes! « J’ai compris ce qui venait de se passer : cette entreprise cherchait à recruter un.e employé.e, sans doute un.e gérant.e, en appelant directement sur leur lieu de travail, en plein service. Ça joue du coude! »
Choquée par ce qu’elle vient de vivre, Vanessa partage son expérience sur un groupe Facebook fréquenté par ses pairs.
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Que l’on considère cette pratique de recrutement sauvage comme éthique ou non, elle est révélatrice d’un phénomène : le manque de main-d’œuvre criant dans le milieu de la restauration.
« Quand j’ai reçu l’appel de la chasseuse de têtes, je n’ai pas eu peur de perdre mes employés, parce que je sais qu’ils sont bien et que le sentiment d’appartenance est fort », me confie Vanessa, qui considère bien traiter et bien payer sa petite équipe. « Mais pour d’autres restaurateurs, ça peut faire très mal de perdre ses membres et d’avoir constamment peur de se retrouver low staff. Si un serveur se fait offrir un meilleur salaire et de meilleures conditions ailleurs, ça se peut qu’il parte et ça se comprend. »
Au moment d’écrire ces lignes, Vanessa Vincent n’a toujours pas trouvé de cuisinier.
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À la recherche du serveur perdu
De plus en plus de professionnel.le.s en parlent publiquement. La restauration est un milieu extrêmement difficile : horaires atypiques, conditions de travail parfois instables et dures sur le corps et la santé mentale, burnout, salaires précaires pour plusieurs quarts de métiers, omniprésence de l’alcool et de la drogue, etc.
Si plusieurs personnes accusent la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE) de représenter une forme de compétition déloyale pour les entreprises en incitant les employé.e.s à rester chez eux, le manque de main-d’œuvre révèle certainement quelque chose de fondamental sur les conditions de travail inadéquates.
Gregory, un jeune trentenaire établi à Montréal, évolue dans le milieu de la restauration depuis plus de quinze ans. D’abord serveur, il est ensuite devenu sommelier dans un restaurant renommé de la métropole… jusqu’à ce que la crise sanitaire en impose la fermeture.
« Avant la pandémie, mes journées pouvaient commencer vers 10 h le matin, avec la réception des commandes d’alcool, se remémore Gregory. Le matin, on faisait les inventaires, on travaillait la carte des vins, on dégustait. Ensuite, dès 17 h 30, on accueillait les premiers clients et le service pouvait se prolonger jusqu’à 1 h ou 2 h du matin. Ça te fait des grosses journées. »
«Sans la COVID, je serais sans doute retourné en restauration dans les mêmes conditions épuisantes qu’avant.»
S’il reconnaît et déplore les histoires d’horreur qui circulent sur les conditions de travail abusives dans les cuisines et les salles à manger, Gregory affirme avoir toujours été bien traité sur le plan humain, psychologique et salarial, ce qu’il considère comme un privilège. Néanmoins, le sommelier estime que le milieu de la restauration est contraignant. « Quand tu fais de la restauration ton métier, tu manques beaucoup d’événements avec tes amis, ta famille et tes proches, raconte Grégory. Tu travailles souvent les jeudis, vendredis et samedis soirs, alors tu rates des anniversaires, des réunions de famille importantes, les spectacles de tes amis artistes. C’est ce que je trouvais le plus difficile et je suis certain que beaucoup de gens en restauration vivent la même chose. »
Un mois avant que la pandémie n’éclate et que les établissements ne ferment pour plusieurs mois, Grégory est devenu papa. Ce concours de circonstances, qui a transformé son mode de vie du tout au tout, a naturellement donné lieu à de grandes considérations personnelles et professionnelles.
« L’arrêt forcé de mes activités professionnelles, synchronisé avec ma nouvelle paternité, m’a donné un immense recul sur mon mode de vie pré-pandémie », explique le papa d’un bambin de 21 mois. « Sans la COVID, je serais sans doute retourné en restauration dans les mêmes conditions épuisantes qu’avant, mais le fait de m’arrêter m’a fait réaliser à quel point les horaires n’étaient pas compatibles avec ma nouvelle vie de famille. J’aurais manqué tellement de choses avec ma blonde et mon enfant. Alors, quand le resto a rouvert, j’ai eu un grand sentiment d’angoisse à l’idée de revenir à cette vie-là. J’y ai travaillé un peu à l’été 2020, quand les restos ont brièvement rouvert, mais rapidement, j’ai décidé de quitter le navire et d’explorer autre chose. »
«je suis à la recherche d’une manière d’équilibrer ce travail que j’adore et ma vie de famille.»
Grégory, qui a passé plusieurs mois de pandémie à confectionner de la moutarde au sein de l’entreprise La Morin, fondée par son frère aîné, ne se voyait toutefois pas quitter le milieu de la restauration pour autant. « J’aime les gens, j’aime les accueillir, j’aime les connexions, partager des histoires avec eux. C’est ce qui me nourrit et c’est ça, la magie de mon métier. J’ai envie de continuer de vivre ça », m’explique Gregory, manifestement passionné. « Par contre, je suis à la recherche d’une manière d’équilibrer ce travail que j’adore et ma vie de famille. »
Pour ce faire, Grégory a décidé de fonder sa propre entreprise, un projet en cours de développement. « Je veux ouvrir un café caviste, qui sera ouvert de jour », révèle le nouvel entrepreneur à propos de ce qui est encore sous embargo. « Ce que j’essaye de faire au fond, c’est d’adapter ma vie professionnelle à ma vie personnelle plutôt que l’inverse, comme avant, tout en continuant de vivre de ma passion pour la restauration. »
À l’instar de Gregory, les professionnel.le.s de la gastronomie ayant fait le choix de ne pas retourner en service ne sont pas tou.te.s à la maison à attendre leur chèque de PCRE. « Autour de moi, beaucoup de serveurs ou de sommeliers de métier très compétents se sont tournés vers des emplois plus stables, comme des agences de vins, raconte-t-il. Ça permet de rester dans le même domaine, mais d’avoir des heures de jours et des horaires plus compatibles avec leur vie personnelle, et leur vie de famille, s’ils en ont une. »
Selon Gregory, malgré la crise et les embûches, la restauration saura renaître de ses cendres. « C’est un domaine qui existe depuis tellement longtemps. Elle continue d’évoluer, elle est en mouvance, malgré les époques et les épreuves, remarque-t-il. C’est comme dans un service du midi ou du soir, il y a jamais rien qui se passe comme tu t’y attends. On peut l’appliquer au monde de la restauration au complet : on sait jamais à quoi s’attendre, ça se peut qu’on se fasse ramasser solide, qu’on soit brûlés, mais on va se rendre au bout de la nuit, la tête haute. Oui, c’est le bordel en ce moment, mais je reste positif et tourné vers l’avenir. »