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Histoires de groupies

Analyse, témoignages et tendresse

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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J’ai dĂ©jĂ  solidement tripĂ© sur Les Respectables. Je voulais marier le beau guitariste blond. Le problĂšme, c’est qu’il sortait avec Caroline NĂ©ron. Et que j’avais 12 ans.

ConsidĂ©rant que je collectionnais les articles Ă  son sujet, que j’avais son autographe et que je rĂŽdais autour de la van du band quand je la trouvais, j’assume le fait que j’étais une groupie. Mais Ă  part un intĂ©rĂȘt dĂ©mesurĂ© pour Dumas dans mon adolescence et mon actuelle envie Ă  peine assumĂ©e de voir PhilĂ©mon Cimon sans chandail, je crois avoir mis fin Ă  ma tendance fanatique assez rapidement.

Et c’est tant mieux, parce que j’ai l’impression que les groupies ont la vie dure, aujourd’hui…

La groupie n’en a-t-elle que pour les culottes du musicien?

Suffit de lire la dĂ©finition du terme offerte par le cĂ©lĂšbre Urban Dictionary pour se poser la question : “A young woman, often under age, who seeks to achieve status by having sex with rock musicians, roadies, security, and other band-related guys.”

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Si la dĂ©finition du Larousse est moins sexiste (“personne qui admire un chanteur ou un groupe de musique pop ou rock et qui le suit dans tous ses dĂ©placements”), elle laisse quand mĂȘme un arriĂšre-goĂ»t de dĂ©sespoir. Mais qui est donc la groupie? Line Grenier, professeure au dĂ©partement de communication Ă  l’UniversitĂ© de MontrĂ©al, s’intĂ©resse tout particuliĂšrement Ă  la culture populaire et ses effets sur l’identitĂ©. Elle m’explique.

“Conventionnellement, on a associĂ© les groupies Ă  des femmes, et Ă  partir des annĂ©es 60, Ă  des femmes qui essayaient d’approcher leurs idoles non pas pour se soumettre Ă  leurs avances, mais pour prendre le pouvoir : ‘je vais baiser cet homme’. Ce ne sont pas les pratiques les plus usuelles, on Ă©tait Ă  l’époque en pleine rĂ©volution sexuelle. Aujourd’hui, le terme groupie a une connotation pĂ©jorative. Le terme fan aussi, car on l’associe au fanatisme. Pourtant, jusqu’aux annĂ©es ’60, dĂ©velopper des attachements particuliers aux artistes Ă©tait encouragé  Pense Ă  tous les fan clubs, comme celui de Mickey Mouse ou de Barbie! On encourageait un loisir, une pratique de socialisation, c’était trĂšs positif. Par contre, dans le courant des annĂ©es ’60, on a vu apparaitre une pathologisation : soudainement, si tu t’attaches trop, tu es malade. Des caricatures sont nĂ©es : chez l’homme, un attachement maladif peut mener au meurtre (on pense ici au sort de John Lennon) et chez la femme, on imagine une adolescente fragile, facilement manipulable, qui sous le poids de la foule, devient hystĂ©rique.”

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Être fan, est-ce que c’est honteux?

Olivier, jeune trentenaire, a longtemps Ă©tĂ© un fan intense de Marilyn Manson : “J’ai connu mon Ă©veil sexuel avec la pochette de l’album Antichrist Superstar (don’t judge), mais j’aimais surtout le personnage, le message, l’humour noir, le cĂŽtĂ© cartoon, l’irrĂ©vĂ©rence.” Quand je lui demande s’il trouve le terme groupie pĂ©joratif, il me rĂ©pond que non : “Je trouve que c’est d’aimer passionnĂ©ment, sans logique rĂ©elle. C’est beau dans un monde de marde.”

Aussi beau qu’il puisse ĂȘtre, le statut de fan est parfois difficile Ă  porter.

Simon, dans la fin vingtaine, entretient un vĂ©ritable amour pour CĂ©line Dion : “J’ai toujours compris que j’aimais beaucoup trop CĂ©line, plus que la normale. Quand j’avais 12-13 ans, j’ai mĂȘme empruntĂ© une pile immense de CD’s Ă  ma sƓur (Green Day, Nirvana, Bob Marley, etc.) pour essayer de ne plus l’aimer, de moins l’aimer. Mais j’ai pas rĂ©ussi. Depuis un an ou deux, j’en parle ouvertement. J’avais deux vies avant. Personne Ă  l’école ne savait que je l’aimais autant et j’évitais de poster des trucs sur elle sur Facebook. Seulement mes amis proches et ma famille savaient. En mĂȘme temps, quelque chose a changĂ© depuis quelques annĂ©es : CĂ©line a atteint un certain niveau de kĂ©tainerie, c’est donc devenu nice de l’aimer. Je pense que je fascine plus que je provoque du jugement.”

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Pourtant, Simon refuse le qualificatif de groupie : “Je pense qu’une personne groupie c’est quelqu’un qui ne peut pas se gĂ©rer, qui crie, pleure pis toute. Je me qualifierais plutĂŽt de fan, mĂȘme si je trouve le terme galvaudĂ© depuis l’avĂšnement de Facebook. On se dit fan de tout et n’importe quoi.”

Simon n’a pas tort, aujourd’hui, le “fan” est ultra sollicitĂ©. Line Grenier m’explique : “Depuis le tournant des annĂ©es ‘90, ĂȘtre fan est quelque chose que les diffĂ©rentes industries culturelles ont dĂ©cidĂ© d’encourager. Le fan est devenu un public fidĂšle en pĂ©riode de transformation et de crise. Aujourd’hui, avec les rĂ©seaux sociaux, il fait mĂȘme de la publicitĂ©!”

Pourquoi alors, cette peur encore existante, de crier haut et fort qu’on que je tripe sur le guitariste des Respectables? Line Grenier poursuit : “Imagine un passionnĂ© de Malher : est-ce qu’on va l’appeler un fan et le trouver maladif? Non, on va trouver que c’est un amateur ou un spĂ©cialiste. Pourtant, il a un mode d’attachement tout aussi important qu’un fan de CĂ©line Dion. On dĂ©valorise socialement les fans de musique populaire, alors que c’est trĂšs bien vu d’ĂȘtre fan de musique classique. Sans oublier les enjeux de genre : les passions qui sont dites dĂ©mesurĂ©es sont davantage associĂ©es aux femmes.”

Heureusement, dans certains cas, l’amour est plus fort que tout


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Pourquoi se met-on Ă  triper sur Loco Locass?

Entre l’ñge de 14 et 20 ans, ValĂ©rie a vu plus de 80 spectacles de Loco Locass. Quand je lui demande ce qui nourrissait sa passion, elle me dit : “J’aimais le fait que le groupe partage mes idĂ©es politiques et puis il y avait toute une communautĂ© sur le forum du groupe, on se retrouvait avant les concerts pour manger, parfois on sortait aprĂšs un spectacle. Ça rĂ©pondait Ă  un besoin d’appartenir Ă  un groupe qui me ressemblait
 Je n’avais pas vraiment d’amis de mon Ăąge pour parler de politique ou de RĂ©jean Ducharme.”

Ce besoin d’entourage a aussi Ă©tĂ© ressenti par Simon : “Ma passion pour CĂ©line est rapidement devenue un passe-temps. À l’adolescence, j’ai vĂ©cu beaucoup de solitude, de bullying. Puis j’ai dĂ©couvert une communautĂ© de fans sur un forum de discussion. TrĂšs rapidement, je passais tout mon temps sur ce site, allant jusqu’à aller Ă  la bibliothĂšque pendant les pauses de 15 minutes pour le consulter. En devenant un des membres les plus actifs, j’ai trouvĂ© un exutoire.”

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Line Grenier me confirme que selon certaines thĂ©ories, il y a des gens qui trouvent dans le rĂŽle de fan des formes de compensation Ă  l’isolement. Mais la professeure croit que se concentrer uniquement sur cet angle, ce serait perdre de vue tout l’aspect culturel du fan, le fait qu’il est actif.

Parlant d’ĂȘtre actif, Pierre, un sympathique trentenaire, a longtemps Ă©crit des lettres aux artistes qu’il admirait. Il se rappelle d’un Ă©pisode particuliĂšrement marquant : “La comĂ©dienne Pascale Montpetit, que j’aime bien, faisait partie d’un tĂ©lĂ©roman dont les scĂšnes extĂ©rieures Ă©taient tournĂ©es dans mon village pendant l’étĂ©. Il se trouve que je travaillais au bureau d’information touristique Ă  ce moment-lĂ , un emploi Ă©tudiant. Les techniciens et camĂ©ramans venaient souvent aux toilettes dans ce bureau, entre deux scĂšnes. J’ai Ă©crit une longue lettre Ă  Pascale et je l’ai donnĂ©e Ă  un membre de l’équipe technique. Le soir mĂȘme, quelques minutes avant que je ferme le bureau, elle est venue me voir pour me remercier et me faire un gros cĂąlin. Par la suite, j’ai gardĂ© le contact avec elle par lettre et je l’ai mĂȘme un peu aidĂ©e Ă  se magasiner une maison dans ce coin des Cantons-de-l’Est, puisqu’elle semblait s’en ĂȘtre amourachĂ©e. Je lui envoyais des infos au sujet de maisons Ă  vendre dans mon voisinage. J’y repense en me trouvant Ă  la fois cute et un peu pathĂ©tique.”

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Ce qui m’amĂšne Ă  me demander : qu’est-ce qui fait en sorte qu’on tripe sur Pascale Montpetit, mais pas sur Nicola Ciccone? Selon Line Grenier : “Il y a des types d’artistes qui encouragent des types de rapports, ne serait-ce que par leur persona, leur image publique. Justin Bieber et CĂ©line Dion ont tous deux des fans passionnĂ©s, mais il ne s’agit pas du mĂȘme type de gens. Ces modes d’attachements canalisent un rapport qui n’est pas juste Ă  l’artiste, mais Ă  des groupes organisĂ©s, des fans clubs, un ensemble de discours publics, une mĂ©diation qui va des rĂ©seaux sociaux aux journaux. Ce n’est jamais juste un rapport du fan Ă  l’artiste, ça passe Ă  travers tout un ensemble.”

Et c’est ici que je comprends que si je tripais sur Les Respectables, c’était probablement Ă  cause de leur aura de dĂ©cadence


Est-ce que je suis trop vieille pour ĂȘtre une groupie?

Je remarque que la majoritĂ© des fans Ă  qui je me suis adressĂ©s ont vĂ©cu le sommet de leur passion durant l’adolescence. Prenons pour exemple l’animatrice Kim Rusk : “Entre 10 et 14 ans, j’ai Ă©tĂ© complĂštement obsĂ©dĂ©e par Brad Pitt. Celui de LĂ©gende d’automne et D’entretien avec un vampire. Pas de Seven et Fight Club. J’ai dĂ©pensĂ© plusieurs centaines de dollars pour acheter sa signature et une mĂšche de cheveux (qui ne lui appartient probablement pas, j’en suis certaine
 avec du recul)!”

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L’adolescence a aussi Ă©tĂ© une Ă©poque charniĂšre pour l’humoriste Gabrielle Caron. Et elle vit trĂšs bien avec son passĂ© de groupie de Nick Carter: “Je pense que les adolescentes et les prĂ©ados ont besoin d’aimer des choses passionnĂ©ment. Sans rĂ©flĂ©chir, sans limites. Je ne sais pas si c’est un besoin ou un problĂšme mental, mais je pense que c’est une phase normale. Une groupie de 14 ans, ça marche. Une groupie de 40 ans, je trouve ça Ă©trange (tsĂ© genre les mĂšres qui tripaient trop sur Twilight? WTF?). Et moi j’étais groupie, mais j’avais quand mĂȘme une vie. Je n’étais pas folle. Je n’ai pas considĂ©rĂ© que c’était une trahison quand j’ai des amies qui ont commencĂ© Ă  aimer N’SYNC.”

Est-ce vraiment si Ă©trange d’ĂȘtre adulte et fan? Selon Line Grenier : “Depuis les annĂ©es ’20, les cultures populaires sont portĂ©es par un trĂšs fort Ăągisme. On associe le nouveau, l’exploration et la crĂ©ation Ă  la jeunesse. Moi, Ă  58 ans, si je vais voir un show de The Weeknd, les gens vont me regarder tout croche et assumer que je suis une journaliste. Si tu es dans l’excĂšs Ă  l’adolescence, c’est correct. Si ça continue aprĂšs, alors il y a quelque chose qui ne marche pas.”

On en revient donc Ă  la dĂ©valorisation du phĂ©nomĂšne lorsqu’il est liĂ© Ă  la culture populaire.

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Comme me le fait remarquer la professeure, personne ne jugerait un collectionneur de posters d’opĂ©ra, mais si on parlait d’un collectionneur de posters de MichĂšle Richard
 Alors lĂ !

Justement, Alain, grand amateur de la blonde chanteuse, a essayĂ© de m’expliquer ce qui fait en sorte qu’aujourd’hui adulte, il continue Ă  se dĂ©placer pour voir son idole sur scĂšne : “Je ne peux mĂȘme pas dire ce qui explique ma passion, c’est quasiment innĂ©. Le personnage m’a interpelĂ© dĂšs l’enfance. Elle me fait rĂȘver, m’apporte du bonheur. C’est vraiment l’artiste sur scĂšne qui m’intĂ©resse. Je n’ai jamais cherchĂ© Ă  la rencontrer, j’avais peur d’ĂȘtre déçu, de casser l’image que je m’en fais.”

On le comprend
 #Tapisdhotel

Pourquoi Alain a-t-il poursuivi son attachement pour MichĂšle Richard alors que Kim Rusk a Ă©ventuellement laissĂ© tombĂ© Brad Pitt? Line Grenier me rĂ©pond : “On ne peut Ă©videmment pas mettre tout le monde dans le mĂȘme bateau, mais les formes d’attachement qui unissent un fan Ă  l’artiste forment parfois des repĂšres par rapport Ă  soi, Ă  des Ă©poques, Ă  des gens. Ça ne veut pas dire que les fans sont nostalgiques ou qu’ils vivent dans le passĂ©. Non, c’est une des maniĂšres dont ils racontent leur propre vie.”

C’est vrai. C’est vrai et c’est beau.

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Quand je raconterai la mienne, j’aurai toujours Les Respectables pour parler de mon passage au secondaire. J’aurai toujours Dumas pour rĂ©sumer mon cĂ©gep. Et, espĂ©rons-le, PhilĂ©mon Cimon pour rĂ©sumer la fin de ma vingtaine


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