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Histoire qui ne sert à rien

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Aux lendemains d’élections comme celles qui viennent de nous passer sur le corps, il est normal de traîner un peu de la patte et de vouloir se vautrer dans l’imaginaire. Ce que je fais.

Pour ceux qui comme moi vivent un peu de découragement, voici une histoire qui ne sert à rien, sinon à changer grossièrement de sujet. Parce qu’aujourd’hui, pour être franche, le vrai monde ne m’intéresse pas.

Cantrope n’avait pas d’amis et parlait toujours d’ésotérisme. La deuxième partie de la précédente affirmation expliquait d’ailleurs la première. Dans une discussion qui ne le concernait pas, il s’immisçait souvent pour glisser une réplique du genre : « C’est parce que Vénus est en Bélier. »

Sur le champ, il était haï. Il s’attirait des regards désobligeants dans les files d’attente, des dos tournés, parfois même des gifles. Tout le monde sait que les sciences inexactes, surtout agencées à l’impolitesse, donnent à certaines gens l’envie de gifler.

Ce que tous niaient, c’est que le fait que Vénus soit en Bélier était peut-être réellement la cause de leurs soucis, et ils cherchaient systématiquement le problème ailleurs, par incrédulité. Mais l’approche de Cantrope pour faire valoir son point était beaucoup trop intrusive.

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(Au point où j’en suis, vous m’excuserez : mon moral ne me permet pas d’imaginer où Cantrope a bien pu accumuler toutes ces connaissances en astrologie. Et je vous préviens, l’histoire ne dira pas non plus où ses parents sont allés lui pêcher un prénom pareil.)

Cantrope n’était pas un fou. Il savait bien que la réputation de la science des astres avait depuis longtemps été entachée par d’innombrables charlatans et une horde d’ex-esthéticiennes au profil télégénique et à la menterie naturelle. Il s’en désolait à chaque instant. Il devait affronter l’existence en se raccrochant au fait qu’une personne sur quatre croyait comme lui que la position des étoiles et des planètes exerçait une puissante influence sur le sort des humains. C’est juste que sur son chemin, il ne croisait sans cesse que les trois autres.

Par un matin où l’amplitude des marées avait été si forte qu’au moins une dizaine d’étoiles ne s’en étaient pas sorties vivantes, Cantrope avait ouvert l’oeil sur un horoscope particulièrement formel: aujourd’hui, il rencontrerait une femme, une belle indépendante ayant Jupiter en maisons II, comme Madonna ou Scarlett Johansson. Elle bousculerait sa vie.

Il s’était rendu au café comme à l’habitude et avait surpris dans la file d’attente une discussion entre trois femmes. La première chignait sur son tout récent statut de cocufiée pendant qu’une autre tentait de la consoler en utilisant la théorie du « Il t’aime trop – il fait du sabotage – quitte-le. »

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La troisième, une jolie blonde au petit nez retroussé et aux bras abusivement musclés, demeurait muette au milieu de l’interaction.

Cantrope avait tenté sa chance auprès du trio :
« Vous savez, vous devriez attendre l’équinoxe avant de le laisser. Si monsieur, certainement un Bélier – Dominance Mars, a couché avec une autre, c’est parce que…».

La belle aux bras veineux l’avait interrompu net :
« Monsieur, si vous me permettez… »

« Oh pardon, je ne voulais pas vous déranger. », avait répondu Cantrope en reculant d’un pas pour éviter la gifle.

« Non non, pas d’offense… Si vous permettez, puis-je vous offrir un café? », avait répliqué la belle madone.

La gifle n’est jamais venue. Cantrope était soufflé : Alice voulait jaser. Ils ont bu des cafés jusqu’à ce que le soir tombe. Il a parlé astrologie, elle l’écoutait, posait des questions, renchérissait. Le cœur de Cantrope battait la chamade. Les veines des bras d’Alice, gonflées de caféine, pulsaient d’enthousiasme. Cantrope jubilait d’avoir non seulement trouvé une femme avec qui parler dominances planétaires et maisons, mais quelqu’un qui n’avait pas été offusqué par sa prompte façon d’aborder les gens dans les files d’attente.

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« Je suis content que vous n’ayez pas été brusquée par mon manque de tact.», avait-t-il dit en osant une main sur la cuisse.

Alice en a profité pour se lever d’un bond.

« Pour être franche, monsieur, je vous ai trouvé d’une effronterie sans nom. »

Alice avait quitté le café sur cette phrase, en laissant Cantrope pantois, dans un état d’incompréhension et un sentiment d’insuffisance qu’aucune théorie astrale ne pourrait jamais dissiper. Plus jamais, par la suite, il n’a levé les yeux au ciel.

Dans les mois qui ont suivi, Alice est enfin parvenue à venir à bout de son documentaire sur la pataphysique. En enregistrant les propos de Cantrope au moyen d’un magnétophone savamment dissimulé dans la poche de son paletot, elle avait récolté les éléments qu’il lui manquait pour ficeler définitivement son travail. Elle avait trouvé en Cantrope son parfait contre-exemple.

La pataphysique est une science inexacte inventée par Alfred Jarry qui explique l’univers par tout ce qu’on ne voit pas naturellement de lui. Elle est considérée comme la science « des solutions de l’imaginaire. » Elle sert à contredire ceux qui, comme Cantrope, s’en remettent à des formules et à des planètes pour s’expliquer l’existence. En réalité, elle permet seulement à ceux qui n’aiment pas le monde dans lequel ils vivent de le regarder depuis l’imaginaire, pour le rendre plus supportable les jours de pluie.

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