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Le vrai Joe Beef

La véritable histoire de Joe Beef (l’homme, pas le restaurant) 

Comment un tenancier de bar excentrique est devenu le héros de la classe ouvrière montréalaise.

Par
J.P. Karwacki @ The Main
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Cet article est paru initialement dans The Main, un média numérique indépendant qui explore la culture montréalaise.

Beaucoup de temps s’est écoulé depuis le boom industriel montréalais du XIXe siècle. Alors, laissez-nous vous en dresser le portrait.

Imaginez : des rues en pavé bordées d’entrepôts en brique où tourne la roue bien huilée d’une forte expansion économique. Le vacarme des outils du chantier naval résonne, leur fracas rebondissant sur le port tandis qu’un flot constant de travailleurs transporte des marchandises le long du canal Lachine. Griffintown, principal quartier ouvrier de la ville à l’époque, déborde d’usines qui crachent une épaisse boucane noire alors que les ouvriers s’entassent dans des logements humides et exigus. À l’époque, Montréal était scindée en deux : la splendeur en haut, la misère en bas.

Pendant que les mieux nantis profitent des parcs et des cathédrales, les ouvriers, eux, cherchent un peu de répit dans des tavernes mal éclairées et autres lieux de rencontre de fortune. Dans cette ville profondément divisée, des endroits comme la cantine de Joe Beef étaient de véritables échappatoires – un coin où les mis à l’écart pouvaient manger, boire et exister, voire être respectés.

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C’est dans ce repaire que l’on retrouve un personnage plus grand que nature afin de défendre la classe ouvrière de la ville : Charles McKiernan – mieux connu sous le nom de « Joe Beef » – est devenu à la fois un symbole de rébellion et de refuge, laissant derrière lui l’héritage d’un patriarche au franc-parler, pilier du bord de l’eau montréalais.

La taverne de Joe Beef n’était pas qu’un endroit où boire : c’était un refuge pour les marginaux, une scène où exprimer son désaccord avec le système et un microcosme des tensions sociales qui divisaient la ville.

Joe Beef 1
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Du pain et du fort

Né en Irlande dans le comté de Cavan en 1835, McKiernan a suivi une formation de quartier-maître (un officier chargé de l’approvisionnement) dans l’armée britannique pendant la guerre de Crimée. Il a d’ailleurs obtenu son surnom après être parvenu à nourrir son régiment, malgré des conditions plus que difficiles.

Arrivé à Montréal en 1864 avec son unité d’artillerie, il a pris en charge une cantine militaire sur l’île Sainte-Hélène, avant de quitter l’armée afin d’ouvrir son propre établissement dans ce qui constitue aujourd’hui le Vieux-Montréal.

Située à proximité des quais de la ville, sa cantine accueillait une clientèle souvent ignorée par la haute société : marins, débardeurs et travailleurs de passage s’entassaient sur les bancs de bois pour de la bouffe abordable, de l’alcool fort, et l’hospitalité sans compromis de McKiernan.

Ses règles étaient simples : tous étaient les bienvenus, peu importe leur race, leur religion ou leur statut social. À son apogée, plus de 300 personnes – ouvriers, mendiants et contracteurs – franchissaient quotidiennement ses portes. Le menu lui-même était à l’image des divisions sociales : les clients plus aisés avaient droit à un steak avec des oignons pour dix cents et les plus démunis recevaient un bol de soupe et un morceau de pain. La cantine de Joe Beef nécessitait, par jour, 200 livres de viande et 300 livres de pain, juste pour répondre à la demande. Certains clients étaient par ailleurs si affamés qu’ils avalaient leur nourriture d’une traite; des rapports à l’époque font état de plusieurs décès par asphyxie causés par des gens qui mangeaient trop vite.

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En tendant la main à ceux rejetés par l’élite, Joe Beef a créé une communauté où s’effaçaient temporairement les hiérarchies de la société victorienne. Il a d’ailleurs un jour confié à un journaliste :

« Je ne refuse jamais un repas à un pauvre. Peu importe qui il est, s’il n’a pas les moyens de payer, il aura un repas gratuit chez moi. »

Mais il n’agissait pas tant par charité que par défiance. Joe Beef se plaisait à être un provocateur, n’hésitant pas à tourner au ridicule les hautes figures de la ville. Son mépris pour l’autorité a d’ailleurs été immortalisé dans les prospectus publicitaires de son établissement qui affichaient des déclarations telles que : « Il ne se soucie ni du pape, ni du pasteur, ni du roi; tout ce que veut Joe, c’est la piasse. L’été, il s’en remet à Dieu pour le protéger du mal; mais dès la première neige, le bon vieux Joe se fie au Tout-Puissant Dollar et au bon vieux bois d’érable pour se chauffer la panse. »

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La taverne de Joe Beef était tout autant un lieu de résistance que de réjouissances, accueillant des ouvriers en grève, des militants syndicaux et des débats politiques. Lors de la grève du canal Lachine en 1877, par exemple, Joe Beef a nourri des milliers de travailleurs avec du pain et de la soupe, prouvant sa loyauté envers la classe ouvrière. Il a même payé les frais de déplacement de délégations de travailleurs jusqu’à Ottawa où ils allaient exiger des conditions de travail et des salaires plus justes.

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Un repas et un spectacle

La réputation de la taverne ne se limitait toutefois pas aux engagements politiques de son propriétaire. McKiernan y cultivait une atmosphère excentrique, brouillant les frontières entre le pub et spectacle de foire. La cantine abritait une ménagerie composée d’animaux tels que des ours, des singes et même un porc-épic, ajoutant une touche carnavalesque à l’endroit aux allures revêches. Certains habitués ont même rapporté qu’on y assistait parfois à des scènes surréalistes, comme un ours sirotant une bière ou défiant McKiernan à une partie de billard.

Ce dernier exploitait également une ferme à Longue-Pointe, qui approvisionnait la cantine en bétail. Chaque jour, il achetait entre 300 et 400 livres de pain ranci à des boulangers montréalais, qu’il donnait ensuite aux bêtes résidant dans sa cave, dont un bison, des loups et quelques chats sauvages.

Malgré son apparence rude et son langage cru, McKiernan prenait son rôle de bienfaiteur très au sérieux. En plus de fournir des repas et un abri, il arpentait les rues la nuit à la recherche de travailleurs ivres ou transis de froid, les tirant des bancs de neige pour leur éviter une mort certaine. Même s’ils n’avaient pas les moyens de se payer un lit, McKiernan les laissait dormir sur place, à condition qu’ils se plient à ses règles : pas de bruit après 23h, obligation de prendre un bain et se recouvrir de poudre insecticide avant de se coucher.

Sans surprise, les bourgeois de la ville le percevaient comme une menace à l’ordre établi. Les réformateurs qualifiaient sa cantine de cloaque de vices, un repaire d’ivrognes et de dépravés.

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Chez nos voisins du Sud, le New York Times décrivait l’établissement comme un « repaire de saleté », tandis que le Daily Witness de Montréal le dénonçait à titre de « lieu de mauvaise réputation ». Les campagnes de salissage ne manquaient pas.

Mais la défiance de McKiernan n’a fait qu’amplifier son attrait auprès des communautés marginalisées de Montréal. À leurs yeux, beaucoup plus qu’un simple tenancier de taverne, il était un champion de leurs luttes et une voix pour leurs frustrations.

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Populaire dans la vie comme dans la mort

En 1889, McKiernan s’éteint subitement à l’âge de 54 ans. Pendant un instant, la ville qui l’avait autrefois raillé et servi a rompu son train-train quotidien. Les funérailles du tenancier ont rassemblé des milliers de personnes, dont des ouvriers, des militants et de simples citoyens qui avaient déjà trouvé un peu de confort entre les murs de son établissement.

Près de cinquante syndicats ont cessé leurs activités le temps de lui rendre hommage, et la procession s’est étendue sur plusieurs pâtés de maisons, symbole de son influence sur la classe ouvrière. Si certains le voyaient comme une brute simple, d’autres ont su voir en lui un homme qui a osé créer un lieu où l’humour et la dignité pouvaient s’épanouir malgré l’adversité.

Malheureusement, la mort de Joe Beef marquait le début de la fin pour sa légendaire cantine. Le capitalisme, l’industrialisation et l’urbanisation ont rapidement transformé Montréal, laissant moins de place à de telles institutions. L’héritage de McKiernan persiste malgré tout, que ce soit dans le nom d’un parc municipal ou une série de restaurants portant son nom.

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