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Henry Rollins et la mort
Le 19 décembre 1991, le chanteur punk Henry Rollins et son meilleur ami Joe Cole reviennent à la maison après une soirée passée au Whisky a Go Go à West Hollywood. Les deux hommes planifient finir la soirée en regardant ironiquement le film Rocky V, tout dernier chapitre de leur obsession avec l’héritage cinématographique de Sylvester Stallone. À peine arrivés, deux hommes sortent de nulle part et leur braquent des armes à feu au visage. Ce soir-là, Joe Cole meurt d’une balle en plein visage. Il avait 30 ans.
Rollins raconte lui-même l’anecdote en spectacle depuis plusieurs années.
Cette triste histoire n’aurait pu être qu’un fait divers. Un épisode de Dossiers Mystère parmi tant d’autres. Plein de gens meurent assassinés chaque année. On les pleure. On fait notre deuil. On recommence à vivre sans eux. Si je vous parle de Joe Cole aujourd’hui, c’est parce que les choses se sont passées différemment pour lui. J’avais neuf ans lorsqu’il est décédé. Je ne parlais pas anglais et j’ignorais son existence. J’ai appris la nouvelle de sa mort une quinzaine d’années plus tard, via la vidéo YouTube ci-dessus.
Si je vous parle de Joe Cole aujourd’hui, c’est à cause de Henry Rollins.
Le grand frère des jeunes hommes fâchés
Rien ne prédestinait Henry Lawrence Garfield à prendre la responsabilité d’éduquer émotionnellement la presque totalité des jeunes hommes fâchés nés en Amérique du Nord entre 1980 et 1992. Après avoir lâché l’école en 1979, il occupe plusieurs emplois au salaire minimum avant de joindre les rangs du groupe Black Flag en 1981. Une histoire comme il y en a plusieurs dans le monde de la musique underground.
Henry Rollins était un artiste établi dans la discipline du spoken word bien avant le meurtre de son meilleur ami, mais cet événement a métamorphosé la teneur de son matériel.
Non, c’est devenu clair seulement quelques années plus tard que celui qui porte désormais le nom de la légende du jazz Sonny Rollins allait devenir un phénomène unique. À l’époque, le chanteur était presque continuellement en tournée avec Black Flag, mais pendant ses courtes périodes de repos, il a commencé à monter sur scène lors de soirées open mic en Californie, question de ne pas perdre la main. La plupart des gens y lisaient de la poésie, mais Rollins s’est mis à simplement parler. À raconter le choc culturel qu’il a vécu lors de son arrivée en Californie pour se dédier à la musique punk. C’est le coup de foudre avec l’audience. En 1985, il lance son premier album de spoken word, Short Walk on a Long Pier, où il raconte ses souvenirs, partage ses impressions sur son métier et discute de l’absurdité de la vie moderne en général.
Henry Rollins était un artiste établi dans la discipline du spoken word (une sorte de stand-up comique sans l’obligation d’être continuellement drôle) bien avant le meurtre de son meilleur ami, mais cet événement a métamorphosé la teneur de son matériel. Autrefois mordant, cynique et belliqueux, Rollins s’est mis à s’ouvrir sur le monde. À comprendre qu’il avait une relation dynamique avec son audience. Que les gens n’allaient pas à ses spectacles juste pour rire ou passer un bon moment. Qu’il avait le pouvoir d’influencer des vies.
C’est comme ça que Henry Rollins est devenu le grand frère fâché de tout le monde.
En mémoire de Joe
Ce nouveau Henry Rollins, je l’ai découvert quelque part en 2007, alors que j’étais moi-même employé au salaire minimum, pendant que je traînais sur YouTube en prétendant travailler. J’étais frustré sans savoir pourquoi. Terrifié par le futur. J’habitais dans ma tête pendant que mon corps s’acharnait à des tâches répétitives et aliénantes. Je suis tombé sur sa lettre à l’autrice de droite Anne Coulter, une sorte d’Éric Duhaime de l’époque George W. Bush. Les choses ont changé ce jour-là. Du moins, elles ont commencé à changer.
Je me suis mis à regarder les missives satiriques de Rollins en rafale. Puis à regarder les numéros de ses spectacles. Après avoir fini, j’ai commandé son livre Get in the Van sur Amazon. Un ami plus vieux m’a prêté deux albums de spoken word. Comme beaucoup de jeunes hommes dans la vingtaine, je venais de me trouver un modèle. Un homme adulte, avec les cheveux gris et de (relativement) bonnes manières.
Figure emblématique de la colère dans la culture populaire, Henry Rollins ne s’est cependant jamais laissé définir par elle. Autrefois catégorisé comme le chanteur qui se battait avec les gens dans la foule, il est devenu au courant des années 90 un symbole beaucoup plus positif. Il s’est mis à prêcher le pouvoir de la responsabilité personnelle, de l’ouverture d’esprit et de l’éthique de travail. Non seulement pendant ses spectacles de spoken word, mais aussi en voyageant et en animant plusieurs émissions, dont le légendaire Henry Rollins Show, qui visait à donner aux gens un nouveau regard sur leur culture. Le gars qui cassait la gueule au monde s’est mis à faire quelque chose de constructif de sa vie.
Sa mort demeure une inexplicable tragédie. Les événements auront quand même transformé son meilleur ami en superhéros de la vie ordinaire.
Le grand frère volcanique m’a donné l’exemple : avoir du feu dans le ventre, ça peut être un cadeau. C’est de l’énergie pure. C’est un sentiment puissant et violent, mais qui pousse à l’action, et quand on sait quoi faire, ça peut nous faire déplacer des montagnes. Ça fait presque 15 ans aujourd’hui que je suis fan de Henry Rollins et je suis passé d’employé de centre d’appel déprimé qui ne savait pas quoi faire avec son amour de l’écriture à rédacteur et grand gazoo des réseaux sociaux chez URBANIA. C’est peut-être pas grand-chose pour certain.e.s d’entre vous, mais c’est quelque chose dont je suis fier. C’est pas JUSTE à cause de lui, mais quand même un peu. C’est lui qui m’a fait comprendre que ce feu qui m’habitait, c’était un outil.
Tout ça nous ramène à Joe Cole. Ce texte n’est pas une tentative de le transformer en martyr. Il n’avait pas à mourir pour les jeunes hommes fâchés d’Amérique. Sa mort demeure une inexplicable tragédie. Les événements auront quand même transformé son meilleur ami en superhéros de la vie ordinaire. On n’a pas le contrôle sur comment la vie nous traite, mais on a (souvent) le contrôle sur notre réaction. Devant la mort, Henry Rollins a décidé de vivre. Devant son propre sentiment d’impuissance, il a décidé de devenir une meilleure personne et d’inspirer toute une génération de jeunes hommes à faire de même.
C’est pour ça qu’aujourd’hui, on se souvient encore de Joe Cole. Son nom n’a pas été oublié et l’horreur des circonstances de sa mort est comprise par plein de gens qui ne le connaissaient pas.
Devant la mort, Henry Rollins a décidé de vivre et il a gardé le souvenir de son meilleur ami vivant. Un jeune homme racontait dans les commentaires de la vidéo YouTube où Henry relate la mort de Joe qu’il a fait signer un recueil de poésie par le grand frère quelques mois après les événements et que ce dernier y a inscrit : « The break that you get is that you get to go on (ta chance, c’est de pouvoir continuer). » C’est quelque chose que j’ai compris grâce à lui.
Merci Henry.
Merci Joe. Repose en paix. On est encore plusieurs à se souvenir de toi.
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