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Héberger des personnes vivant avec une déficience intellectuelle de mère en fille

Une famille d'accueil, deux générations.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Marilyn* écoute la télévision en robe de chambre dans un petit salon à l’étage. « Je ne pense pas aller chez ma mère en fin de semaine parce qu’elle a eu des punaises de lit », répond cette sexagénaire lorsque Diane Ménard se penche vers elle pour prendre de ses nouvelles.

Vivant avec une déficience intellectuelle, Marilyn habite chez Diane, à l’instar de ses cinq autres colocataires, toutes des femmes aux prises avec le même diagnostic.

Elles cohabitent dans une ressource de type familial pour personnes présentant une DI-TSA (déficience intellectuelle – trouble du spectre de l’autisme), relevant du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

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Comme Marilyn vit chez Diane depuis 1996, elle a donc vu grandir les deux enfants de cette dernière, Julie et Alexandre.

Après avoir pris sa retraite en janvier, Diane passe officiellement le flambeau à sa fille Julie Langlois, qui se consacre à plein temps à la ressource depuis huit ans.

Bref, une belle histoire de famille atypique, en marge de la Semaine québécoise de la déficience intellectuelle qui s’amorce lundi. En DI-TSA, il existe dans le réseau 178 ressources de type familial (RTF) pour la clientèle adulte, qui hébergent 698 usagers et usagères, sans compter six RTF pour une trentaine de mineur.e.s. Le CIUSSS compte aussi bien sûr de nombreuses ressources pour jeunes, soit 820 familles pour 1333 enfants. Chaque ressource est soutenue par un.e intervenant.e.

Diane et sa fille Julie nous accueillent dans une résidence aménagée en ressource d’hébergement, située dans l’est de la ville.

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François Lamarche, le chum de Julie, est également présent, à pied d’oeuvre à plein temps pour les usagères depuis 2018.

« Quand j’ai pris ma retraite, j’ai dit : “Je sors de la ressource, mais la ressource ne sort pas de moi” », résume Diane Ménard, qui continue à préparer de la nourriture pour la maisonnée. « Mon mari et moi sommes incapables de faire une soupe pour deux de toute façon! », lance la jeune retraitée dans un éclat de rire.

Normal lorsqu’on a passé plus de trente ans à cuisiner pour une armée, elle qui calcule avoir hébergé une trentaine de personnes au fil de sa carrière.

Durant notre entretien, deux des quatre enfants de Julie et François reviendront aussi de l’école, donnant un avant-goût de la vie étourdissante qui prévaut entre les murs de cette résidence atypique.

Le coup de foudre

Leur histoire débute en 1990, lorsque Diane Ménard traverse une mauvaise période. « J’étais une mère qui faisait beaucoup trop d’heures en développement immobilier. J’avais deux ados, mais je n’étais pas assez présente. Je me suis mise à chercher quelque chose qui me permettrait de rester à la maison », raconte Diane, qui a alors pensé à sa tante Thérèse, qui était famille d’accueil.

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« Je me suis donné deux ans pour passer du temps avec la famille avant de retourner à mes amours », souligne cette grand-maman de six enfants, pour qui la vie avait d’autres desseins.

Un coup de foudre immédiat attendait plutôt Diane, qui a d’abord accueilli sept personnes dans sa résidence de Rivière-des-Prairies, qu’elle partageait déjà avec son mari Richard et leurs deux ados. « J’ai tout de suite aimé ça, j’étais à l’aise, je me surprenais moi-même », explique celle qui a appris sur le tas, en plus de recevoir des formations à intervalle régulier.

Le bonheur de Diane ne faisait au départ pas celui de sa fille adolescente, qui voyait sa vie chamboulée alors que son milieu familial s’agrandissait subitement. « Quand ma mère a parti sa ressource, j’ai boudé pendant des semaines. J’avais 16 ans et je ne voulais pas vivre avec des fous. Je disais à ma mère : “C’est ton choix de vie, pas le mien!” », raconte Julie en souriant, sans se douter alors que la vie lui réservait aussi des surprises dans le détour.

«Les trois premières années, je n’ai pris aucun jour de congé. On travaille 24 heures par jour et on ne retourne pas à la maison après le travail.»

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Même si elle est tombée en amour avec la job, l’adaptation n’a toutefois pas été de tout repos, confesse Diane. « Les trois premières années, je n’ai pris aucun jour de congé. On travaille 24 heures par jour et on ne retourne pas à la maison après le travail », résume celle qui hébergeait alors des gens aux prises avec des problèmes de santé mentale mêlés à ceux vivant avec une déficience. Un cocktail parfois explosif, surtout quand la clientèle était mixte. « C’était pas évident à gérer, avec le côté sexuel qui engendrait des problèmes », se remémore Diane.

La désinstitutionnalisation n’était pas si lointaine dans les années 90 et les familles d’accueil jouaient davantage un rôle de pourvoyeuses de gîte et couvert. « À cause des services qui existent aujourd’hui, les familles biologiques gardent de plus en plus à la maison les enfants vivant une déficience, constate Julie. Notre clientèle est de plus en plus lourde. »

Ses pensionnaires actuelles sont vieillissantes (la plus jeune à 53 ans) et la moitié d’entre elles habite avec la famille depuis une trentaine d’années. Elles ont chacune leur chambre à l’étage, coquette et aménagée à leur goût, en plus d’un salon et d’une cuisine.

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« Leurs familles étaient tellement soulagées quand on a dit que je prenais la relève de la ressource, confie Julie. Par exemple, celle de Marilyn, qui a perdu ses deux parents et la tante chez qui elle allait vivre parfois. »

Sa mère reconnaît l’existence de certains préjugés pour les familles qui hébergent des adultes. « La perception du public est plus bienveillante pour les petits. Mais la madame comme moi qui accepte un grand six pieds qui bave un peu, les gens pensent qu’on le fait pour l’argent », note Diane, qui s’est déjà fait servir le préjugé en pleine face.

Rien pour l’empêcher de dormir. « Oui, je gagne ma vie, mais je ne suis pas gênée et maudit que je travaille. Je hais le mot “vocation” : je ne suis pas rentrée dans les soeurs », illustre-t-elle.

Julie renchérit sur les coûts assez exorbitants des logements adaptés (particulièrement à Montréal, où les besoins sont justement les plus criants), des rénovations, de la nourriture et du personnel à temps partiel en renfort à l’occasion.

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Des employés de la construction grouillent justement dans la maison à mon passage, lui donnant des airs de chantier.

Préserver un équilibre dans le déséquilibre

«J’aimais travailler avec eux autres, les voir épanouis, heureux. C’est ça, ma paye .

Avec le temps, les usagères se greffent à la cellule familiale, partageant leur quotidien avec une éternelle candeur enfantine. François cite l’amour du coloriage d’Estelle, tandis que Julie parle du succès des barbecues dans la cour l’été et des popsicles au soleil. « J’aimais travailler avec eux autres, les voir épanouis, heureux. C’est ça, ma paye », explique Diane, qui a toutefois toujours tenu à souper avec sa propre famille, un moment sacré. « Je servais mes usagers, je faisais la vaisselle et je mangeais ensuite avec ma propre famille. Ça m’a permis de préserver un équilibre. »

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Julie et François s’efforcent à leur tour de préserver cette tradition, ce qui n’est pas toujours évident. « Il y a des crises, des gens qui décompensent, dit Julie. Une chance qu’on a une employée les fins de semaine pour nous permettre de passer du temps en famille. »

Évidemment, les adieux sont toujours difficiles lorsqu’on vit aussi longtemps avec des gens, mais Diane croit que le fait de composer avec des adultes diminue les troubles liés à l’attachement. « On est leur famille, c’est toujours un déchirement. Mais on se console en se disant qu’au moins, ils ont grandi dans leur famille pour la plupart et nous voient ici comme une bouffée d’air frais, un répit », explique-t-elle, trouvant parfois difficile ce rôle de sous-traitant au sein du réseau de la santé. « L’usager appartient à l’établissement. Je trouve ça parfois très difficile. Parfois, l’intervenant prône de couper les ponts avec la famille d’accueil après leur départ sous prétexte que c’est mieux pour la clientèle », souligne Diane, un brin sceptique.

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Respecter l’intimité des ados

Julie avait 23 ans lorsqu’elle a décidé de suivre les traces de sa mère. Elle l’a annoncé à François, qu’elle fréquentait depuis quelques mois à peine. « J’avais déjà de l’expérience avec ma famille et j’ai même eu ma propre ressource en santé mentale quelques mois avec mon frère », raconte Julie, qui n’a jamais regretté son move.

François et elle doivent respecter le cheminement de leurs propres enfants aussi, trois garçons et une fille âgé.e.s de 13 à 19 ans. « Ils participaient plus quand ils étaient enfants, mais on n’impose jamais rien, explique Julie. On a des cas lourds aussi et il faut respecter leur intimité. »

Mais bon, les enfants ont toujours baigné là-dedans, comme Julie et son frère avant eux. Vraiment toujours. « Je me souviens quand Julie a accouché de son plus vieux, le docteur lui a demandé quand elle avait arrêté de travailler. “Ce matin”, avait-elle répondu », rapporte Diane.

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La famille profitera cet été d’un rare répit, le premier en plusieurs années, lorsque les six usagères prendront en même temps la route d’un camp de vacances. « Elles reviennent toutes sales, prennent du poids, mais c’est ben correct. Tout prend le bord en vacances. Et pour être honnête, c’est le seul temps où je me sens vraiment chez moi », souligne Julie avec franchise.

Si Diane a un seul conseil à donner à quelqu’un qui serait tenté de suivre sa voie, c’est celui-ci : « Si c’est important pour une personne de se sentir utile dans la vie, c’est le bon créneau. »

François insiste aussi sur l’aspect valorisant de son métier d’adoption. « J’ai plus de reconnaissance à servir un Kraft Dinner avec saucisses et jus de tomate à Marilyn parce que c’est son repas préféré que quand je sauvais 800 000 $ à mon employeur pour un projet… »

*Prénom fictif