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Grosses Militantes

Gabrielle Lisa Collard et Julie Atracho vues par Judith Lussier.

Par
Judith Lussier
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Depuis le début de la décennie, la blogueuse Gabrielle Lisa Collard et la photographe Julie Artacho militent en mots et en images pour le droit d’être grosses. Elles bousculent nos perceptions sans s’excuser d’être qui elles sont. Pourquoi le feraient-elles? Après tout, fat is beautiful! Non? On a demandé à Judith Lussier, féministe aux mille talents, de se pencher sur les revendications du duo. Tenez-vous, ça brasse…

Fat is beautiful… C’est le discours rassurant que nous martèlent les compagnies de savon et autres magazines féminins, tout en nous enfonçant de l’autre main des injonctions anxiogènes à nous conformer aux canons de beauté pour nous vendre des produits minceur.

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La blogueuse et la photographe sont rendues beaucoup plus loin que ça. Pour les deux activistes, il faut abolir les « malgré ». « Tu ne devrais pas avoir à t’aimer “malgré” une chose qui n’aurait jamais dû être un obstacle à t’aimer in the first place », résume Gabrielle Lisa Collard. « Il y a ce mouvement qui dit : “Aime-toi malgré ton petit bourrelet.” Nous, on pense qu’il faut arrêter de se valider par l’apparence physique », explique sa partenaire de combat Julie Artacho.

C’est ce tout petit changement de perspective qui les rend totalement radicales. Il vous semble peut-être qu’on parle beaucoup de diversité physique depuis quelques années et qu’il est de plus en plus facile d’être grosse sans complexes… Mais les nombreuses manifestations d’acceptation corporelle n’empêchent visiblement pas la société de demeurer éminemment grossophobe. Et cette phobie du poids qui surpasse celui des standards imposés ne s’incarne pas seulement dans l’intimidation que subissent les rondelets au primaire, le jugement que l’on porte sur le panier d’épicerie d’une toutoune ou la valorisation de l’anorexie sur les catwalks. Elle s’exprime sans crier gare au détour d’une recommandation alimentaire non sollicitée ou d’une remarque insécure sur notre apparence.

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DEUX TÊTES POUR DÉTOURNER UNE PENSÉE UNIQUE

Rédactrice de profession, Gabrielle Lisa Collard agrémente Facebook des vidéos de bébé animaux les plus cute sur terre en plus de bonifier de sa pertinence les pages du Elle Québec. Elle y aborde des enjeux aussi importants que la grossophobie ou la revenge porn, mais pas avec la même couleur que sur son blogue Dix octobre (sa date d’anniversaire) où elle se lâche lousse dans le franglais impeccablement maîtrisé qui la caractérise.

Quant à Julie Artacho, elle sublime la femme ronde depuis belle lurette, que ce soit dans les magazines féminins ou dans le cadre de projets personnels. On lui doit notamment un portrait iconique de Debbie Lynch-White nue, en couverture du numéro de la revue Jeu sur les corps atypiques, et la fabuleuse série érotique dans laquelle elle s’est mise en scène pour le site This is better than porn. Elle est aussi reconnue par une grande partie de la colonie artistique – gros ou pas – pour ses portraits bienveillants et lumineux.

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Il n’était pas étonnant que ces deux brillantes femmes unissent leurs destinées pour démonter un à un les mythes entourant les gros. « J’ai découvert Gab quand elle “criait” à l’émission Médium large pour dénoncer la grossophobie! », se souvient la photographe. Les deux filles réalisent alors qu’elles abordent l’enjeu selon le même angle radical.

« Les médias s’accrochent à des histoires qui valident leur conception de l’obésité. L’expérience de la fille qui était grosse parce qu’elle mangeait des Big Mac est valable, mais il y a tellement peu d’autres modèles que ça finit par renforcer les préjugés. »

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Ensemble, elles veulent créer une série documentaire pour démystifier la grosseur, offrir des modèles de personnes grosses qui sont saines, et surtout, mettre de l’avant un discours dont elles auraient eu cruellement besoin à l’adolescence. Parmi celles qui ont déjà confirmé leur intérêt à participer au projet, on compte Sofie Hagen, Tess Holliday, Virgie Tovar, Leah Vernon et Akira Armstrong, toutes, entre autres, fat activist internationales. La série en huit épisodes n’a pas encore de diffuseur, mais si on était genre Télé-Québec, on dirait un gros « oui » à ça.

En attendant, les médias continuent d’alimenter les stéréotypes et une conception toxique de l’apparence physique. « Dans la série This Is Us, Kate est tout le temps en train de manger et son personnage se définit exclusivement par sa taille, mais au moins, c’est une vraie grosse. Pas comme Amy Schumer, qui fait genre taille 10 et est supposée être grosse dans le film I Feel Pretty », commente Gabrielle. « Parce que c’est tellement drôle, une grosse qui se trouve belle quand même », ajoute Julie, qui déplore un manque de pluralité dans les modèles. « Les médias s’accrochent à des histoires qui valident leur conception de l’obésité. L’expérience de la fille qui était grosse parce qu’elle mangeait des Big Mac est valable, mais il y a tellement peu d’autres modèles que ça finit par renforcer les préjugés. »

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Il en va de même de notre fascination pour les transformations extrêmes, notamment celles engendrées par des chirurgies bariatriques. « Pour moi, ces chirurgies sont d’une violence inouïe, dit Gabrielle. Les gens ne se feraient pas amputer un organe interne sain si la société ne nous renvoyait pas constamment le message qu’il faut être le plus petit possible visuellement. »

Pour contrer le flot de messages méprisants à l’endroit des gros, Gabrielle et Julie entendent maintenir un contrôle serré sur leur série documentaire. « Pas question que je laisse les images entre les mains de quelqu’un d’autre », précise la photographe, pour qui il s’agirait d’une première expérience en direction photo télévisuelle. « Il y a tellement de façons de rendre le résultat grossophobe même si ce n’est pas intentionnel. » Un gros sans tête et peinant à marcher sans suer sa vie est si vite arrivé dans un topo au Téléjournal… « Étant grosse moi aussi, je ne vais pas filmer les corps comme une curiosité. »

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DES RADICALES DANS DES CORPS SAINS

Le propos fera aussi l’objet d’une sensibilité particulière. « T’as des filles qui se trouvent grosses pis qui militent pour se trouver belles. Nous on milite pour notre survie », explique Gabrielle, sans mâcher ses mots. La violence liée à la grossophobie, elle l’a encaissée plus d’une fois. « On parle toujours de nous comme si on était une maladie », déplore-t-elle. Ce discours sort souvent de la bouche d’experts, eux aussi influencés par une culture perméable au fat shaming. Avec les conséquences que l’on peut supposer sur la santé, tant physique que mentale. « Or, la science commence à se rendre compte que le poids ne peut pas être utilisé comme seul indicateur de l’état de santé. Les études qui prétendent qu’être gros est un facteur de risque ne tiennent pas compte d’un tas d’autres éléments qui peuvent avoir un impact sur la santé, que l’on soit gros ou pas. »

Ces études donnent du souffle à ce que Julie nomme la « grossophobie médicale », un phénomène qu’elle a rencontré à plusieurs occasions et qui a fini par rendre conflictuel son propre rapport à la médecine. « Des docteurs qui te font passer des tests sanguins trois fois parce qu’ils n’en reviennent pas que tu ne sois pas diabétique ou qui te disent qu’ils ne pourront pas t’aider tant que tu ne perdras pas de poids, c’est fréquent. »

« Des docteurs qui te font passer des tests sanguins trois fois parce qu’ils n’en reviennent pas que tu ne sois pas diabétique ou qui te disent qu’ils ne pourront pas t’aider tant que tu ne perdras pas de poids, c’est fréquent. »

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Sur son blogue Dix octobre, Gabrielle a demandé à ses lectrices de lui faire part de leurs expériences négatives chez le docteur. Leurs récits sont troublants. L’une d’elles y relate s’être fait recommander de pratiquer de l’exercice et de perdre du poids par un médecin de l’urgence, consulté pour des douleurs aiguës au nerf sciatique. Une radiographie du bassin plus tard, son médecin de famille lui diagnostiquait un sarcome d’Ewing, une tumeur cancéreuse non détectée pour cause de préjugés. Une autre se souvient comment sa médecin lui « apprenait à lire » le tableau des valeurs nutritives avec autant de condescendance que de mépris. « Les gens présument qu’on est niaiseux pis qu’on ne sait pas se nourrir », commente la blogueuse, qui s’inscrit plutôt dans une démarche de type Health at Every Size, qui s’intéresse à l’état de santé général plutôt qu’au tour de taille.

En effet, le mythe du « gros porc paresseux » a la couenne dure. Selon le duo, il prend racine en partie dans notre vieux fonds judéo-chrétien qui érige la paresse et la gourmandise en péchés capitaux, et qui fait des gros le symbole suprême de ces deux vices. Mais il y a aussi du classisme derrière notre peur des gros. « On ne veut pas ressembler aux pauvres et les pauvres sont gros », explique Gabrielle, pour caricaturer un raisonnement qui semble dur, mais dont la société entière est imprégnée, et qui en dit beaucoup plus sur nos obsessions que sur les gros.

CE QUE LA GROSSOPHOBIE DIT SUR NOUS

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« Pour moi, la grossophobie, c’est la peur des gros, mais c’est aussi la peur d’“être gros” », pense Julie, qui ne se gêne pas, comme son amie, pour employer un terme qui d’habitude revêt une connotation négative. « Gros, fat, ça dit ce que c’est. C’est neutre, contrairement à “obèse”, un terme médical qui décrit le poids comme un problème. C’est la société qui a ajouté une valeur morale au mot “gros” », ajoute Gabrielle, pour justifier leur réappropriation de l’épithète.

«La plupart des régimes sont inefficaces et entraînent des conséquences néfastes pour la santé », rappelle la blogueuse, tout en passant sur l’impact psychologique des discours humiliants pour ceux qui ont quelques kilos en trop.»

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Pourtant, notre obsession pour un éventuel « poids santé », elle, est certainement toxique. « La plupart des régimes sont inefficaces et entraînent des conséquences néfastes pour la santé », rappelle la blogueuse, tout en passant sur l’impact psychologique des discours humiliants pour ceux qui ont quelques kilos en trop. En fait, les deux filles réprouveraient probablement l’utilisation de l’expression « quelques kilos en trop », puisqu’après tout, selon quel critère objectif peut-on affirmer qu’une personne a quelque chose de trop?

À force de marteler leur message, Gabrielle et Julie sentent que les discours changent autour d’elles. « On ne me demande plus “j’ai tu l’air grosse là-dedans?” », révèle la blogueuse. « Veux-tu qu’on prenne le temps ensemble d’analyser tout ce que cette question-là dit sur moi? Et sur toi? », répondait-elle alors à ses amies insécures.

Un avocat du diable dirait qu’elles cherchent simplement à se rassurer par leurs discours health at every size, à se confirmer qu’elles sont correctes. « Oui, mais je SUIS correcte! », répond Gabrielle.

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