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Grosse peine d’amour

Ou comment la grossophobie se manifeste et persiste encore en 2024. 

Par
Carmen R.
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URBANIA et ÉquiLibre s’unissent pour vous faire prendre conscience de l’omniprésence des nombreuses microagressions que vivent les personnes grosses au quotidien.

Je me souviens du jour précis où j’ai compris que je ne trouverais pas ça hyperrrrr plaisant d’être grosse au quotidien. J’avais 16 ans, et je travaillais dans un magasin à grande surface. J’avais passé l’année scolaire en compagnie d’un collègue super cute, avec moustache et cheveux longs. Il portait souvent une chemise de Dragon Ball avec un t-shirt de Burzum en dessous. Il conduisait une Tercel 85 blanche rouillée. Bref, un premier chum de rêve potentiel!

Pour les besoins de son anonymat, on va l’appeler Marco. Marco, mon premier GROS crush. On chantait du Louise Attaque en nettoyant les cabines d’essayage et on se coordonnait toujours pour prendre nos maigres pauses en même temps. On cachait nos flip phones sous nos uniformes pour se texter des niaiseries, et il m’avait appris à faire du longboard dans le stationnement. Tous les signes étaient là pour qu’il fasse un move et qu’on passe un été de rêve ensemble.

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Eh bien, c’est un vendredi soir de canicule, après la fermeture, qu’il a fait le move. Je classais des souliers sur une tablette, sans faire de bruit, quand j’ai entendu au loin la voix de mon prince charmant provenant d’une allée avoisinante. Mon cœur battait la chamade, puisqu’il parlait de moi avec un autre collègue tout aussi cute : « Sérieusement, Carmen, elle est tellement cool. J’ai jamais autant ri avec quelqu’un. Pis elle est tellement belle. Mais c’est dommage qu’elle soit grosse, j’pourrai jamais sortir avec. »

Me voilà donc, accroupie sur le sol dans une chaleur étouffante, en train de trier des souliers pour 8,17 $ de l’heure : 16 ans, une grande romantique et la vie devant moi. J’apprends alors que pour la majorité de mes relations amoureuses à venir, ce sera « dommage » que je sois grosse. Je regarde autour de moi, et à ma première job tant convoitée, je constate que je ne vends aucun vêtement de ma taille. Je venais d’ailleurs d’acheter ma robe de bal sur eBay, car j’étais incapable d’en trouver une ailleurs dans laquelle je rentrais. Dans ma tête d’ado, si je ne pouvais faire quelque chose d’aussi simple que de rentrer dans un vêtement, Marco avait bien raison : c’était vraiment « dommage » que je sois grosse.

Selon Andrée-Ann Dufour Bouchard, nutritionniste et cheffe de projets chez ÉquiLibre, « même si on parle plus de grossophobie qu’avant, c’est encore relativement nouveau et il y a encore beaucoup de préjugés bien ancrés qu’il faut déconstruire. Dans la société, la minceur est encore très valorisée et associée au bonheur, au succès, à la performance. Cela fait en sorte que les gens attribuent malheureusement une valeur moindre aux personnes grosses. Les industries d’amaigrissement et d’esthétisme profitent également beaucoup de l’insatisfaction corporelle des gens et entretiennent les nombreux préjugés, notamment qu’il ne suffit que d’un peu de volonté pour maigrir alors que c’est beaucoup plus complexe. »

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Pendant les années qui ont suivi, j’ai souvent été la meilleure amie de tous mes crushs. Celle qu’on aime en secret, celle de qui on ne peut pas tenir la main en public, celle qui est « un 10, mais elle est grosse ». Je constate juste, au fil des ans, qu’au-delà de toutes les petites choses dans lesquelles je ne rentre pas (comme le Titan à la Ronde, certaines toilettes publiques, ou les chaises de camping cheap), ce qui est le plus difficile, quand j’habite mon corps, c’est encore et toujours le regard des autres.

Et je ne suis certainement pas la seule, parce qu’au Québec*, une personne sur quatre a déjà été victime de discrimination à cause de son poids, que ce soit dans des relations personnelles, des magasins, au travail, dans la recherche d’un logement ou dans le système de santé.

Je ne dis pas ça pour me plaindre ni pour me victimiser. Que je ne pogne pas un.e seul.e de mes ami.es à m’écrire en privé pour me réconforter suite à cette lecture! Il y a des affaires vraiment pires que ça dans la vie. Je dis ça plutôt parce que Marco (et toi aussi, si tu te reconnais en Marco), je ne le (te) blâme pas du tout. Je ne lui (t’en) veux absolument pas. Parce qu’en 2024, même si j’ai l’impression qu’on en parle tout le temps, de la diversité corporelle, et qu’on voit passer des initiatives comme cette vidéo-là, l’essentiel du message semble ne se rendre que de façon éphémère, jusqu’au prochain moment où on a une pensée intrusive à caractère grossophobe.

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Je ne peux pas blâmer les gens de ne pas avoir un regard doux sur mon corps. C’est un peu comme ça qu’on nous a élevés. On pense encore probablement souvent que je me claque trois ou quatre Big Mac en déjeunant avec une tasse de beurre.

Selon un sondage Léger de 2021*, plus de la moitié de la population pense que les personnes grosses ne sont pas en bonne forme physique, sont inactives, mangent trop ou mal. Et selon Andrée-Ann Dufour Bouchard, « ce n’est pas qu’une simple question de volonté ou d’habitudes de vie. Ce n’est pas “si on veut, on peut”. Il est bien démontré que les facteurs qui influencent le poids d’une personne sont nombreux, complexes et beaucoup moins contrôlables que ce que l’on peut croire. »

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Il existe mille et une raisons qui font qu’on est gros ou grosse. Personnellement, je considère avoir de bonnes habitudes de vie. Je ne fume pas, je bois un verre par mois, je suis (pas mal) végé, je n’ai jamais mis de sucre dans mon café le matin. Mon très gentil médecin est aussi très fier de mes prises de sang, qu’il qualifie de « parfaites pour une grosse ». Je fais mon elliptique les mardis et jeudis et mon yoga le dimanche. Et quand même, j’ai des grosses fesses. C’est une marque de commerce familiale et héréditaire, comme me disait mon grand frère lorsqu’il me consolait de mes chagrins d’amour corporels. Mon corps est juste fait de même, et chaque corps a ses raisons d’être fait comme il l’est.

Alors, d’où provient notre obsession à devoir commenter le corps des autres, comme s’il nous appartenait? Je parle ici de tous ces commentaires non sollicités, du type « Ben oui, voyons, c’est sûr que ce chandail te fait, il est IMMENSE », « T’es tellement belle pour une grosse », « As-tu essayé le jeûne intermittent? », ou les « Madame, vous avez eu un rhume parce que vous êtes grosse, pour guérir de votre rhume, vous devez absolument perdre du poids ». Ces commentaires peuvent paraître anodins pour les gens qui n’en reçoivent pas. Mais au quotidien, ça peut nuire à notre santé physique, mentale et sociale. Je sais qu’il n’y a pas nécessairement de mauvaises intentions derrière ces commentaires grossophobes et que souvent, ils se veulent bien intentionnés. On veut m’aider parce qu’on pense que c’est triste que je sois grosse alors qu’au fond, on devrait s’en ficher complètement, parce que je vis VRAIMENT très bien.

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Selon un autre sondage Léger, mené en 2023 pour ÉquiLibre**, 77 % des répondant.e.s croient qu’il serait pertinent d’éduquer la population sur la grossophobie. Je vous propose donc de vous y mettre en gardant cette mission en tête : la prochaine fois que vous vous surprenez à juger une personne qui est grosse, posez-vous la question « D’où vient ce jugement et comment s’est-il construit? ».

Sur ce, je vous laisse avec ces paroles de Louise Attaque (tsé, celles que moi et Marco on chantait souvent ironiquement, dans le fond) :

Et je voudrais que tu te rappelles,

notre amour est éternel,

et pas artificiel!

**

PS Marco, si tu te reconnais en lisant ce texte, sens-toi pas mal, je suis passée à autre chose. Oui oui, c’est possible d’aimer une personne grosse!

PPS Mais si jamais tu as encore des pensées grossophobes, Marco, va consulter la campagne « La grossophobie, ça suffit! » d’ÉquiLibre.

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* Léger (2021). Rapport : Perception du problème de poids au Québec – Sondage auprès des Québécois et Québécoises pour le compte de l’Association pour la santé publique du Québec.

** Léger pour le compte d’ÉquiLibre (2023). Préoccupations envers le poids, l’alimentation et la pratique d’activité physique. Sondage réalisé du 2 au 11 octobre 2023 auprès de 1 803 Québécois.es âgé.e.s de 14 ans et plus.