« Dans cette société, juste s’aimer c’est une révolution. Hélas, il y a beaucoup trop d’argent à faire avec la haine du corps. »
Entre deux bouchées de poutine, la militante, photographe et désormais autrice Julie Artacho raconte ce qui l’a menée à l’écriture de Grosse grosse joie : Manifeste jubilatoire contre la grossophobie (les Éditions de l’Homme), en librairie depuis la semaine dernière.
C’était mon idée de génie (tousse, tousse), qu’on se rencontre devant une poutine. Je souhaitais aller dans le sens de la fat joy telle que mise en lumière dans l’ouvrage, qui cherche à célébrer, à travers des témoignages et des (magnifiques) photos, une image positive et libérée des personnes grosses.
Une idée de marde?
Sourire en coin, la principale intéressée me ménage gentiment, se contentant de glisser qu’une simple photo d’elle devant notre mets national – même dans un contexte subversif – lui vaudra son lot de commentaires déplorables.
Mais bon, Julie Artacho n’en est pas à son premier rodéo.
La veille, quelqu’un commentait une de ses publications, prédisant sa mort à 35 ans si elle ne modifiait pas ses habitudes de vie. « On m’a tué plusieurs fois! », plaisante cette miraculée de 41 ans, attablée à une banquette du Frites Alors! près de chez elle.
Les gérants d’estrade
N’en déplaise aux nombreux gérants d’estrade qui se soucient de sa santé, Julie Artacho n’est pas à l’article de la mort et se porte même à merveille. « Je connais plusieurs personnes grosses qui ont un cardio 10 fois meilleur que le mien et un mode de vie à faire glousser de plaisir Jane Fonda », lançait d’ailleurs son amie, l’humoriste Catherine Éthier dans un billet d’humeur à l’émission du matin de Patrick Masbourian.
Et c’est dans cette volonté de crisser patience aux corps des femmes que réside l’essence même de la fat joy.
De quossé?
« C’est un concept qui répond à la discrimination des personnes grosses et qui leur permet de se mettre en valeur, d’exister et de se défaire des choses qui les oppriment », déclare Julie, qui explique d’entrée de jeu ne pas avoir voulu faire un essai sur la grossophobie, sous prétexte que plusieurs existent déjà. « Je voulais que ça soit accessible, donc passer par les témoignages pour que les gens relate par leur propre expérience », renchérit Julie Artacho, au sujet de cette joyeuse rébellion.
La lecture de l’ouvrage est agrémentée de cette manière d’humaniser le phénomène tout en démontrant que la discrimination envers les personnes grosses demeure viscéralement ancrée dans notre société.
Alors, vit-on dans une société grossophobe?
En parcourant les témoignages sur des sujets aussi universels que la santé, l’alimentation, l’amour, l’accessibilité, la mode, force est de constater que la réponse s’impose d’elle-même.
Parlant de mode, Julie Artacho vient parallèlement de réaliser un stunt qui fait jaser, en publiant sur les réseaux sociaux sa croisade pour s’habiller au Carrefour Laval. Est-ce qu’elle a pu trouver des tenues de taille 3X ou 4X dans les 73 boutiques de la Mecque du magasinage? Le résultat ici.
Grandir dans la friendzone
La chanson Nights In White Satin joue beaucoup trop fort dans le casse-croûte. Ma poutine est finie, Julie picosse dans la sienne. Suivant sa recommandation, j’ai commandé une root beer et j’en suis bien heureux : j’avais oublié à quel point c’est le NECTAR DES DIEUX.
J’entraîne l’autrice sur une avenue plus personnelle. En parcourant le livre, j’ai l’impression que celle-ci s’est gardé une petite gêne, préférant mettre les autres de l’avant. « Dans ma tête, je parle beaucoup de moi. Mais c’est peut-être aussi parce que j’ai pas de traumas familiaux rattachés à mon poids », concède Julie, qui a vécu une enfance bien normale à Terrebonne.
Encore petite, elle a des amis, ne vit pas d’intimidation, mais c’est au secondaire qu’elle commence à entrevoir les symptômes d’une différence, entre autres lorsqu’on la sollicite moins sur les photos. C’est sur le plan amoureux qu’elle tire un premier constat. « Les gars étaient fins avec moi, mais j’étais aussitôt reléguée au friendzone. Je me suis sentie très asexualisée », reconnaît Julie, qui dénonce aujourd’hui cette idée de toujours vouloir plaire selon un modèle hétéronormatif.
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Il y a une dizaine d’années, elle se fait photographier nue pour le blogue érotique This is better than porn et c’est tout qu’il lui fallait pour se réconcilier avec son corps et lui accorder de la valeur. « À la question : aimerais-tu être mince? Je répondrais : est-ce que je veux les privilèges d’être mince? Of course. Mais est-ce que je serais plus heureuse? Non. J’aime ma vie et j’ai trouvé mon chemin », confie Julie Artacho, en couple depuis plusieurs années.
Et ce chemin vers le bonheur passe inévitablement par une communauté soudée, dont l’amour suinte de partout dans son livre.
« C’est comme si toute notre vie, on était seuls avec nos sentiments, mais que là, on pouvait échanger avec des gens qui vivent les mêmes expériences. »
Solidaires dans un beach party en maillots fluo, comme pour absorber la violence vécue dans le monde du dating. Parce que oui, ça arrive régulièrement de se faire fétichiser par des gens qui veulent « essayer une grosse ».
Julie Artacho note que les jeunes hommes sont derrière les commentaires les plus déplacés sur les réseaux sociaux. « Ils n’ont pas été élevés à respecter les gens avec qui ils n’ont pas envie de fourrer. »
Des mots durs, qui sont le reflet, selon elle, du backlash d’une société où la santé a remplacé la religion. Une société où les gens comme Julie dérangent. « Si t’es pas bien dans ton corps, voir quelqu’un qui correspond à ton pire cauchemar et ne veut rien changer, ça fait chier », tranche Julie, soulignant, sourire en coin, le caractère absurde des efforts de certains à vouloir invisibiliser les personnes les plus difficiles à cacher.
L’accès (physique) à l’école
Une chose frappe au fil de notre lecture du livre de Julie Artacho, c’est de voir à quel point des gens se butent à des préjugés et à du mépris à travers des gestes du quotidien que l’on prend aisément pour acquis, tels qu’aller voir un médecin, aller au restaurant ou carrément aller à l’école.
Là-dessus, le témoignage sur l’environnement universitaire mal adapté pour les personnes grosses de la formatrice en milieu de travail Anne-Marie Maccio est sidérant.
« J’essaie toujours d’avoir congé avant ma première semaine de cours pour aller voir à quoi ressemblent les options pour s’asseoir dans mes classes. Si c’est une classe avec des pupitres et des chaises qui n’y sont pas rattachées, je vais simplement souhaiter très fort que la petite chaise en plastique soit solide et ne casse pas », raconte Anne-Marie dans le livre.
Julie Artacho va jusqu’à se demander si le niveau d’éducation est influencé par ces problèmes d’accessibilité. « Quand j’ai voulu étudier en cinéma, j’ai assisté à la semaine d’information. J’étais tellement pas bien, en classe, que je ne m’imaginais pas suivre le programme. Le linge, le déplacement, le confort : juste pour aller étudier, il y a plusieurs étapes », énumère-t-elle.
Même combat au théâtre, où Julie raconte une anecdote survenue chez Duceppe.
« Ma voisine de siège était Chantal Fontaine. Au bout d’un moment, je me suis virée vers elle et lui ai dit : “Mon cul rentre pas”. »
La scène a beau sembler cocasse, c’est quand même fou de penser que des gens ne peuvent pas profiter des salles de spectacle pour des motifs aussi élémentaires. « Sur le site web des lieux culturels, il faudrait mentionner les options pour les personnes grosses. La Place des Arts est le seul endroit à le faire », déplore Julie, rappelant qu’en regard de la loi – donc en cas de recours judiciaire pour dénoncer une discrimination –, l’obésité est aujourd’hui encore considérée comme un handicap.
Un biais du médecin
Et c’est loin de s’améliorer quand on arrive au chapitre portant sur la santé. Celui-ci est truffé d’histoires d’horreur sur les stigmas subis dans le cabinet du médecin, avant même d’avoir pu se prononcer sur le moindre symptôme.
On cite l’exemple de cette femme qui s’est battue pendant un an et demi pour qu’on se penche sur son état de fatigue constant, alors qu’on se contentait de lui répondre de faire du sport et de perdre du poids.
Finalement, la femme a reçu un diagnostic de cancer…
Julie a aussi vécu son lot de discrimination avant de trouver un médecin à l’oreille attentive.
Et si elle ne nie pas que le poids est un véritable facteur de risque, elle met en garde contre les biais des médecins et ce culte maladif de la diète.
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Même chose pour la chirurgie bariatrique, vendue comme un rêve sans jamais qu’on s’étende sur ses conséquences, souvent graves. « Ça ne sera jamais normal, d’aller consulter pour une otite et de se faire dire de perdre du poids », tranche Julie, qui s’est fait proposer de la manière la plus désinvolte qui soit d’envisager une chirurgie bariatrique.
Le culte maladif de la diète
Le livre donne aussi la parole à des femmes cheffes, qui partagent leur passion – scandale – pour la nourriture et illustrent le deux poids, deux mesures (pardon) des femmes grosses en restauration, par rapport aux hommes. D’ailleurs, le temps de crier « poutine au foie gras » et vous pourrez aisément nommer un ou deux chefs avec de bons gabarits, mais tentez l’exercice avec une femme, pour le fun? Voilà.
La créatrice de contenu culinaire Caroline Huard, alias Loonie, critique vertement la culture des diètes, la décrivant comme un « système de croyances selon lequel la valeur d’une personne est déterminée par son poids et par la forme de son corps. »
Un autre passage percutant provient de Sonia Tremblay, une créatrice de contenu reconnue pour sa version de « What I eat in a day », un concept populaire sur les réseaux sociaux depuis quelques années.
Elle s’exprime sur le jugement et les préjugés auxquels les personnes grosses sont régulièrement confrontées, à un point tel qu’elles en viennent à les internaliser.
« Si tu manges une salade, tu es au régime ; si tu manges un burger, tu devrais te mettre au régime. On ne s’en sort pas », souligne-t-elle, pour illustrer l’impasse.
Le livre fait aussi office de guide pratique en donnant des définitions, des ressources et des conseils aux alliés, histoire de faire partie de la solution au lieu du problème.
Un peu d’espoir (mais pas trop)
Question de conclure sur une note d’espoir, la photographe reconnaît qu’il existe aujourd’hui une plus grande ouverture entourant la diversité corporelle. « Il y a plus de représentations dans les médias et même un peu de discrimination positive, mais hélas, beaucoup d’illusions d’avancement, aussi », nuance-t-elle, insistant sur le fait que les personnes grosses sont toujours perçues comme étant au fond du baril de la société. « Si tu me revois dans six mois, je vais être encore grosse », badine celle qui tient d’ailleurs à employer le mot « grosse », une façon de récupérer à son avantage une insulte maintes fois reçue. « J’aime pas ça, les mots “enrobée”, “en chair”, “obèse” ou en “surpoids” », raille-t-elle.
Si la culture populaire présente pratiquement toujours les personnes grosses comme des protagonistes secondaires (même dans Inside out, Tristesse est ronde et Joie est une maigrichonne, comme me le fait remarquer Julie), l’espoir réside dans des séries comme Les bombes ou Échouées.
Avant de partir, j’ose une question au sujet de ma fille, qui, déjà à 12 ans, n’ose pas porter les mêmes chandails bedaine ou maillots que ses amies. J’avoue ne pas trop savoir comment réagir face à ça, craintif à l’idée d’alimenter ses complexes en cherchant à l’aider. Un passage entre une mère et sa fille dans le livre m’a remué, me poussant à demander conseil à Julie. « Valorise ta fille pour qui elle est, et pas pour son corps. Et traite-la de la même façon que son frère », me conseille-t-elle.
Bon plan.
Parce que si Cindy Lauper chante que les filles veulent juste avoir du fun, ça se peut aussi qu’elles veuillent juste qu’on leur sacre patience avec leur poids.